Quel contraste! en Russie, j'étais privé du spectacle de la nature: il n'y a point là de nature, car je ne veux pas donner ce nom à des solitudes sans accidents pittoresques, à des mers aux rivages plats, à des lacs, à des fleuves dont l'eau s'arrête presqu'au niveau de la terre, à des marécages sans bornes, à des steppes sans végétation sous un ciel sans lumière.
Ces vues de plaines, dénuées de paysages pittoresques, ont bien aussi leur genre de beautés: mais une grandeur sans charme fatigue vite: quel plaisir y a-t-il à voyager au travers d'immenses espaces nus, à perte de vue, où l'on ne découvre qu'une vaste étendue toute vide? cette monotonie aggrave la fatigue du déplacement, parce qu'elle la rend infructueuse. La surprise entre pour quelque chose dans tous les plaisirs du voyage et dans le zèle du voyageur.
C'est avec bonheur que je me retrouve à la fin de la saison, dans un pays varié et dont les beautés frappent d'abord les regards. Je ne saurais vous dire quel charme j'éprouvais il n'y a qu'un instant à m'égarer sous de grands bois dont une neige de feuilles mortes avait jonché le sol et couvert les sentiers effacés. Je me reportais aux descriptions de René; le cœur me battait comme il avait battu jadis en lisant ce douloureux et sublime entretien d'une âme avec la nature.
Cette prose religieuse et lyrique n'avait rien perdu de son pouvoir sur moi, et je me disais, étonné de mon attendrissement: la jeunesse ne finit donc jamais!
J'apercevais quelquefois à travers le feuillage éclairci par les premières gelées blanches, les lointains vaporeux du vallon de la Lahn, voisin du plus beau fleuve de l'Europe, et j'admirais le calme et la grâce du paysage.
Les points de vue formés par les ravins qui servent d'écoulement aux affluents du Rhin, sont variés; ceux des environs du Volga se ressemblent tous: mais l'aspect des plaines élevées qu'on appelle ici montagnes, parce qu'elles font plateaux et qu'elles séparent de profondes vallées, est en général froid et monotone. Cependant, ce froid et cette monotonie sont du feu, de la vie, du mouvement auprès des marais de la Moscovie; ce matin, la lumière scintillante du soleil des derniers beaux jours, se répandait sur toute la nature et prêtait un éclat méridional à ces paysages du Nord qui, grâce aux vapeurs de l'automne, avaient perdu leur sécheresse de contours et la roideur de leurs lignes brisées.
Le repos des bois dans cette saison est frappant; il contraste avec l'activité des champs où l'homme, averti par le calme précurseur de l'hiver, presse la fin des travaux.
Ce spectacle instructif et solennel, car il doit durer autant que le monde, m'intéresse comme si je ne faisais que de naître, ou comme si j'allais mourir; c'est que la vie intellectuelle n'est qu'une succession de découvertes. L'âme, lorsqu'elle n'a point dissipé ses forces dans les affectations, trop habituelles aux gens du monde, conserve une inépuisable faculté de surprise et de curiosité; des puissances toujours nouvelles l'excitent à de nouveaux efforts; cet univers ne lui suffit plus: elle appelle, elle comprend l'infini; sa pensée mûrit, elle ne vieillit pas, et voilà ce qui nous promet quelque chose au delà de ce que nous voyons.
C'est l'intensité de notre vie qui fait la variété; ce qu'on sent profondément paraît toujours neuf, le langage se ressent de cette éternelle fraîcheur d'impressions; chaque affection nouvelle prête son harmonie particulière aux paroles destinées à l'exprimer: voilà pourquoi le coloris du style est la mesure la plus certaine de la nouveauté, je veux dire de la sincérité des sentiments. Les idées s'empruntent, on cache leur source, l'esprit ment à l'esprit, mais l'harmonie du discours ne trompe jamais; preuve assurée de la sensibilité de l'âme, c'est une révélation involontaire; elle sort immédiatement du cœur et va droit au cœur, l'art ne la supplée qu'imparfaitement, elle naît de l'émotion; enfin cette musique de la parole porte plus loin que l'idée; c'est ce qu'il y a de plus involontaire, de plus vrai, de plus fécond dans l'expression de la pensée: voilà pourquoi madame Sand a si vite obtenu chez nous la réputation qu'elle mérite.
Saint amour de la solitude, tu n'es qu'un vif besoin de réalité!… le monde est si menteur qu'un caractère passionné pour le vrai doit être disposé à fuir les sociétés. La misanthropie est un sentiment calomnié: c'est la haine du mensonge. Il n'y a pas de misanthropes, il y a des âmes qui aiment mieux fuir que feindre.
Seul avec Dieu, l'homme dans sa retraite devient humble à force de sincérité; là il expie, par le silence et la méditation, toutes les heureuses fraudes des esprits mondains; leurs duplicités triomphantes, leurs vanités, leurs trahisons ignorées et trop souvent récompensées; ne pouvant être dupe, ne voulant point être trompeur, il se fait victime volontaire et cache son existence avec autant de soin que les courtisans de la mode en prennent pour se mettre en lumière; tel est, sans nul doute, le secret de la vie des saints, secret facile à pénétrer, vie difficile à imiter. Si j'étais un saint, je n'aurais plus la curiosité de voyager, j'aurais encore moins l'envie de raconter mes voyages; les saints ont trouvé: je cherche.
Tout en cherchant, j'ai parcouru la Russie; je voulais voir un pays où règne le calme d'un pouvoir assuré de sa force; mais arrivé là, j'ai reconnu qu'il n'y règne que le silence de la peur, et j'ai tiré de ce spectacle un enseignement tout différent de celui que j'étais venu demander. C'est un monde à peu près ignoré des étrangers: les Russes qui voyagent pour le fuir paient de loin, en éloges astucieux, leur tribut à la patrie, et la plupart des voyageurs qui nous l'ont décrit n'ont voulu y découvrir que ce qu'ils allaient y chercher. Si l'on défend ses préventions contre l'évidence, à quoi bon voyager? Lorsqu'on est décidé à voir les nations comme on les veut, on n'a plus besoin de sortir de chez soi.
Je vous envoie le résumé de mon voyage, écrit depuis mon retour à Ems; vous étiez présent à ma pensée pendant que je faisais ce travail; il m'est donc bien permis de vous l'adresser.
RÉSUMÉ DU VOYAGE.
En Russie, tout ce qui frappe vos regards, tout ce qui se passe autour de vous est d'une régularité effrayante, et la première pensée qui vient à l'esprit du voyageur lorsqu'il contemple cette symétrie, c'est qu'une si complète uniformité, une régularité si contraire aux penchante naturels de l'homme, n'a pu s'obtenir et ne peut subsister sans violence. L'imagination implore un peu de variété inutilement, comme un oiseau déploie ses ailes dans une cage. Sous un tel régime, l'homme peut savoir et sait, le premier jour de sa vie, ce qu'il verra, ce qu'il fera jusqu'au dernier. Une si rude tyrannie s'appelle, en langage officiel, respect pour l'unité, amour de l'ordre; et ce fruit acerbe du despotisme paraît si précieux aux esprits méthodiques, qu'on ne saurait l'acheter trop cher.
En France je me croyais d'accord avec ces esprits rigoureux; depuis que j'ai vécu sous la discipline terrible qui soumet la population de tout un empire à la règle militaire, je vous l'avoue, j'aime encore mieux un peu de désordre qui annonce la force, qu'un ordre parfait qui coûte la vie.
En Russie, le gouvernement domine tout et ne vivifie rien. Dans cet immense Empire, le peuple, s'il n'est tranquille, est muet; la mort y plane sur toutes les têtes et les frappe capricieusement; c'est à faire douter de la suprême justice; là l'homme a deux cercueils: le berceau et la tombe. Les mères y doivent pleurer la naissance plus que la mort de leurs enfants.