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Je ne crois pas que le suicide y soit commun; on y souffre trop pour se tuer. Singulière disposition de l'homme!!! quand la terreur préside à sa vie, il ne cherche pas la mort; il sait déjà ce que c'est[24].

D'ailleurs le nombre des hommes qui se tuent serait grand en Russie, que personne ne le saurait; la connaissance des chiffres est un privilége de la police russe; j'ignore s'ils arrivent exacts à l'Empereur lui-même; ce que je sais, c'est que nul malheur ne se publie sous son règne sans qu'il ait consenti à cet humiliant aveu de la supériorité de la Providence. L'orgueil du despotisme est si grand qu'il rivalise avec la puissance de Dieu. Monstrueuse jalousie!!!… dans quelles aberrations as-tu fait tomber les rois et les sujets? Pour que le prince soit plus qu'un homme, que faut-il que soit le peuple?

Aimez donc la vérité, défendez-la dans un pays où l'idolâtrie est le principe de la constitution! Un homme qui peut tout, c'est le mensonge couronné.

Vous comprenez que ce n'est pas de l'Empereur Nicolas que je m'occupe en ce moment, mais de l'Empereur de Russie. On vous parle beaucoup des coutumes qui bornent son pouvoir; j'ai été frappé de l'abus et n'ai point vu le remède.

Aux yeux du véritable homme d'État et de tous les esprits pratiques, les lois, j'en conviens, sont moins importantes que ne le croient nos logiciens rigoureux, nos philosophes politiques, car, en dernière analyse, c'est la manière dont elles sont appliquées qui décide de la vie des peuples. Oui, mais la vie des Russes est plus triste que celle d'aucun des autres peuples de l'Europe; et quand je dis le peuple, ce n'est pas seulement des paysans attachés à la glèbe que je veux parler, c'est de tout l'Empire.

Un gouvernement soi-disant vigoureux et qui se fait impitoyablement respecter en toute occasion, doit nécessairement rendre les hommes misérables. Dans les sociétés, tout peut servir au despotisme, quelle que soit d'ailleurs la fiction, monarchique ou démocratique, qu'on y fait dominer. Partout où le jeu de la machine publique est rigoureusement exact, il y a despotisme. Le meilleur des gouvernements est celui qui se fait le moins sentir; mais on n'arrive à cet oubli du joug que par un génie et une sagesse supérieurs, ou par un certain relâchement de la discipline sociale. Les gouvernements qui furent bienfaisants dans la jeunesse des peuples, lorsque les hommes à demi sauvages honoraient tout ce qui les arrachait au désordre, le redeviennent dans la vieillesse des nations. À cette époque, on voit naître les constitutions mixtes. Mais ces gouvernements, fondés sur un pacte entre l'expérience et la passion, ne peuvent convenir qu'à des populations déjà fatiguées, à des sociétés dont les ressorts sont usés par les révolutions. On doit conclure de là que s'ils ne sont pas les plus solides, ils sont les plus doux; donc, les peuples qui les ont une fois obtenus ne sauraient trop en prolonger la durée: c'est celle d'une verte vieillesse. La vieillesse des États, comme celle des hommes, est l'âge le plus paisible quand elle couronne une vie glorieuse; mais l'âge moyen d'une nation est toujours rude à passer: la Russie l'éprouve.

Dans ce pays, différent de tous les autres, la nature elle-même est devenue complice des caprices de l'homme qui a tué la liberté pour diviniser l'unité; elle aussi, elle est partout la même: deux arbres mal venants et clair-semés à perte de vue dans des plaines marécageuses ou sablonneuses, le bouleau et le pin, voilà toute la végétation naturelle de la Russie septentrionale, c'est-à-dire des environs de Pétersbourg et des provinces circonvoisines, ce qui comprend une immense étendue de pays.

Où trouver un refuge contre les inconvénients de la société sous un climat où l'on ne peut jouir de la campagne que trois mois par an? et quelle campagne! Ajoutez que pendant les six mois les plus rigoureux de l'hiver, on n'ose respirer l'air libre que deux heures par jour, à moins d'être un paysan russe. Voilà ce que Dieu avait fait pour l'homme dans ces contrées.

Voyons ce que l'homme a fait pour lui-même: une des merveilles du monde, sans contredit, c'est Saint-Pétersbourg; Moscou est aussi une ville très-pittoresque, mais que dire de l'aspect des provinces?

Vous verrez dans mes lettres l'excès de l'uniformité engendré par l'abus de l'unité. Un seul homme dans tout l'Empire a le droit de vouloir; il résulte de là que lui seul a la vie propre. L'absence d'âme se trahit dans toutes choses: à chaque pas que vous faites, vous sentez que vous êtes chez un peuple privé d'indépendance. De vingt en trente lieues sur toutes les routes, une seule ville vous attend; c'est toujours la même. La tyrannie n'invente que les moyens de s'affermir; elle se soucie peu du bon goût dans les arts.

La passion des princes russes et des hommes du métier en Russie pour l'architecture païenne, pour la ligne droite, pour les bâtisses peu élevées et pour les rues espacées, est en contradiction avec les lois de la nature et avec les besoins de la vie dans un pays froid, brumeux et sans cesse exposé à de grands coups de vent qui vous glacent le visage. Pendant tout le temps de mon voyage, je me suis efforcé vainement de concevoir comment cette manie a pu s'emparer des habitants d'une contrée si différente des pays où naquit l'architecture qu'on transplante en Russie: les Russes ne le conçoivent probablement pas plus que moi, car ils ne sont pas plus maîtres de leurs goûts que de leurs actions. On leur a imposé ce qu'on appelle les beaux-arts comme on leur commande l'exercice. Le régiment et son minutieux esprit, tel est le moule de cette société.

Les remparts élevés, les hauts édifices très-rapprochés les uns des autres, les rues tortueuses des villes du moyen âge conviendraient mieux que des caricatures de l'antique au climat et aux habitudes de la Russie; mais le pays auquel les Russes influents pensent le moins, celui dont ils consultent le moins le génie et les besoins, c'est le pays qu'ils gouvernent.

Quand Pierre-le-Grand publiait, depuis la Tartarie jusqu'en Laponie, ses édits de civilisation, les créations du moyen âge étaient depuis longtemps passées de mode en Europe; or, les Russes, même ceux qu'on a qualifiés du surnom de grands, n'ont jamais su que suivre la mode.

Cette disposition à l'imitation ne s'accorde guère avec l'ambition que nous leur attribuons, car on ne domine pas ce que l'on copie; mais tout est contradictoire dans le caractère de ce peuple superficieclass="underline" d'ailleurs ce qui le distingue particulièrement, c'est le manque d'invention. Pour inventer il faudrait de l'indépendance; il y a de la singerie jusque dans ses passions: s'il veut avoir son tour sur la scène du monde, ce n'est pas pour employer des facultés qu'il a et qui le tourmentent dans son inaction, c'est uniquement pour recommencer l'histoire des sociétés illustres; son ambition n'est pas une puissance, elle est une prétention: il n'a nulle force créatrice; la comparaison, voilà son talent; contrefaire, voilà son génie; si néanmoins il paraît doué d'une sorte d'originalité, c'est parce que nul peuple sur la terre n'a jamais eu un tel besoin de modèles; naturellement porté à observer, il ne redevient lui-même que lorsqu'il singe les créations des autres. Ce qu'il a d'originalité tient au don de contrefaire qu'il possède plus que tout autre peuple. Sa seule faculté primitive est l'aptitude à reproduire les inventions des étrangers. Il sera dans l'histoire ce qu'est, dans la littérature, un traducteur habile. Les Russes sont chargés de traduire la civilisation européenne aux Asiatiques.

Le talent d'imiter peut devenir utile et même admirable dans les nations, pourvu qu'il s'y développe tard; mais il tue tous les autres talents lorsqu'il les précède. La Russie est une société d'imitateurs: or, tout homme qui ne sait que copier tombe nécessairement dans la caricature.