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Hésitant depuis quatre siècles entre l'Europe et l'Asie, la Russie n'a pu parvenir encore à marquer par ses œuvres dans l'histoire de l'esprit humain, parce que son caractère national s'est effacé sous les emprunts.

Séparée de l'Occident par son adhésion au schisme grec, elle est revenue après bien des siècles, avec l'inconséquence de l'amour-propre déçu, demander à des nations formées par le catholicisme, la civilisation dont l'avait privée une religion toute politique. Cette religion byzantine, sortie d'un palais pour aller maintenir l'ordre dans un camp, ne répond pas aux besoins les plus sublimes de l'âme humaine; elle aide la police à tromper la nation: voilà tout.

Elle a rendu d'avance ce peuple indigne du degré de culture auquel il aspire.

L'indépendance de l'Église est nécessaire au mouvement de la sève religieuse; car le développement de la plus noble faculté des peuples, de la faculté de croire, dépend de la dignité du sacerdoce. L'homme chargé de communiquer à l'homme les révélations divines, doit jouir d'une liberté inconnue à tout prêtre révolté contre son chef spirituel. Aussi l'humiliation des ministres du culte est-elle la première punition de l'hérésie; voilà pourquoi dans tous les pays schismatiques, on voit les prêtres méprisés du peuple, malgré ou pour mieux dire à cause de la protection des Rois; et cela précisément parce qu'ils se sont placés dans la dépendance du prince, même en ce qui concerne leur mission divine.

Les peuples qui se connaissent en liberté n'obéiront jamais du fond du cœur à un clergé dépendant.

Le temps n'est pas loin où l'on reconnaîtra qu'en matière de religion, ce qu'il y a d'essentiel, ce n'est pas d'obtenir la liberté du troupeau, c'est d'assurer celle du pasteur.

Quand le monde en sera là, il aura fait un grand pas.

La foule obéira toujours à des hommes qu'elle prendra pour guides: appelez-les prêtres, docteurs, poëtes, savants, tyrans, l'esprit du peuple est dans leur main; la liberté religieuse pour les masses est donc une chimère, mais ce qui est important au sort des âmes, c'est la liberté de l'homme chargé de faire auprès d'elles l'office de prêtres: or, il n'y a au monde de prêtre libre que le prêtre catholique.

Des pasteurs esclaves ne peuvent guider que des esprits stériles: un pope n'instruira jamais les nations qu'à se prosterner devant la force!!… Ne me demandez donc plus d'où vient que les Russes n'imaginent rien; et pourquoi les Russes ne savent que copier sans perfectionner…

Lorsque en Occident les descendants des barbares étudiaient les anciens avec une vénération qui tenait de l'idolâtrie, ils les modifiaient pour se les approprier; qui peut reconnaître Virgile dans le Dante? Homère dans le Tasse? Justinien même et les lois romaines dans les codes de la féodalité? L'imitation de maîtres, entièrement étrangers aux mœurs modernes, pouvait polir les esprits en formant la langue; elle ne pouvait les réduire à une reproduction servile. Le respect passionné qu'ils professaient pour le passé, loin d'étouffer leur génie, l'éveillait; mais ce n'est pas ainsi que les Russes se sont servis de nous.

Quand on contrefait la forme d'une société sans se pénétrer de l'esprit qui l'anime, quand on va demander des leçons de civilisation, non pas aux antiques instituteurs du genre humain, mais à des étrangers dont on envie les richesses sans respecter leur caractère, quand l'imitation est hostile et qu'elle tombe en même temps dans la puérilité, lorsqu'on va prendre chez un voisin, qu'on affecte de dédaigner, jusqu'à la manière d'habiter sa maison, de s'habiller, de parler, on devient un calque, un écho, un reflet; on n'existe plus par soi-même.

Les sociétés du moyen âge, vivantes de leurs croyances renouvelées, fortes de leurs besoins à elles, pouvaient adorer l'antiquité sans risquer de la parodier; parce que la force de création, quand elle existe, ne se perd jamais à quelque usage que l'homme l'applique… que d'imagination dans l'érudition du XVe siècle!!…

Le respect pour les modèles est le cachet d'un esprit créateur.

C'est pourquoi l'étude des classiques dans l'Occident à l'époque de la renaissance, n'a guère influé que sur les belles-lettres et sur les beaux-arts: le développement de l'industrie, du commerce, des sciences naturelles et des sciences exactes, est uniquement l'œuvre de l'Europe moderne, qui pour ces choses a tiré presque tout d'elle-même. L'admiration superstitieuse qu'elle professa longtemps pour la littérature païenne n'a pas empêché que sa politique, sa religion, sa philosophie, la forme de ses gouvernements, sa manière de faire la guerre, son point d'honneur, ses mœurs, son esprit, ses habitudes sociales ne soient à elle.

La Russie elle seule, civilisée tard, s'est vue, par l'impatience de ses chefs, privée d'une fermentation profonde et du bénéfice d'une culture lente et naturelle. Le travail intérieur qui forme les grands peuples, et prépare une nation à dominer, c'est-à-dire à éclairer les autres, a manqué à la Russie; je l'ai souvent remarqué, dans ce pays, la société, telle que ses souverains l'ont faite, n'est qu'une immense serre chaude remplie de jolies plantes exotiques. Là, chaque fleur rappelle son sol natal, mais on se demande où est la vie, où est la nature, où sont les productions indigènes dans cette collection de souvenirs qui dénote le choix plus ou moins heureux de quelques voyageurs curieux, mais qui n'est pas l'œuvre sérieuse d'une nation libre.

La nation russe se ressentira éternellement de cette absence de vie propre à l'époque de son réveil politique. L'adolescence, cet âge laborieux où l'esprit de l'homme assume toute la responsabilité de son indépendance, a été perdue pour elle. Comptant pour rien le temps, ses princes et surtout Pierre-le-Grand, l'ont fait passer violemment de l'enfance à la virilité. À peine échappée au joug étranger, tout ce qui n'était pas la domination mongole, lui semblait la liberté; c'est ainsi que dans la joie de son inexpérience elle accepta comme une délivrance le servage lui-même, parce qu'il lui était imposé par ses souverains légitimes. Ce peuple avili sous la conquête, se trouvait assez heureux, assez indépendant pourvu que son tyran s'appelât d'un nom russe au lieu d'un nom tatare.

L'effet d'une telle illusion dure encore; l'originalité de l'esprit a fui de ce sol dont les enfants, rompus à l'esclavage n'ont pris au sérieux, jusqu'à ce jour, que la terreur et l'ambition. Qu'est-ce que la mode pour eux, si ce n'est une chaîne élégante et qu'on ne porte qu'en public?… La politesse russe, quelque bien jouée qu'elle nous paraisse, est plus cérémonieuse que naturelle, tant il est vrai que l'urbanité est une fleur qui ne s'épanouit qu'au sommet de l'arbre social; cette plante ne se greffe pas, elle s'enracine, et la tige qui doit la supporter, comme celle de l'aloès, met des siècles à pousser; il faut que bien des générations à demi barbares soient mortes dans un pays avant que les couches supérieures de la terre sociale y fassent naître des hommes réellement polis: plusieurs âges de souvenirs sont nécessaires à l'éducation d'un peuple civilisé; l'esprit d'un enfant né de parents polis, peut seul mûrir assez vite pour comprendre ce qu'il y a de réel au fond de la politesse. C'est un échange secret de sacrifices volontaires. Rien de plus délicat, on peut dire de plus véritablement moral, que les principes qui constituent l'élégance parfaite des manières. Une telle politesse, pour résister à l'épreuve des passions, ne peut être entièrement distincte de la noblesse des sentiments, que nul homme n'acquiert à lui seul, car c'est surtout sur l'âme qu'influe la première éducation: en un mot, la véritable urbanité est un héritage; notre siècle a beau compter le temps pour rien, la nature, dans ses œuvres, le compte pour beaucoup. Jadis un certain raffinement de goût caractérisait les Russes du Midi: et, grâce aux rapports entretenus de toute antiquité, pendant les siècles les plus barbares, avec Constantinople par les souverains de Kiew, l'amour des arts régnait dans cette partie de l'Empire slave; en même temps que les traditions de l'Orient y avaient maintenu le sentiment du grand et perpétué une certaine dextérité parmi les artistes et les ouvriers: mais ces avantages, fruits d'anciennes relations avec des peuples avancés dans une civilisation héritée de l'antique, ont été perdus lors de l'invasion des Mongols.