Cette crise a forcé, pour ainsi dire, la Russie primitive d'oublier son histoire: l'esclavage produit la bassesse qui exclut la vraie politesse; celle-ci n'a rien de servile puisqu'elle est l'expression des sentiments les plus élevés et les plus délicats. Or, ce n'est que lorsque la politesse devient en quelque sorte une monnaie courante chez un peuple entier qu'on peut dire que ce peuple est civilisé; alors la rudesse primitive, la personnalité brutale de la nature humaine se trouvent effacées dès le berceau par les leçons que chaque individu reçoit dans sa famille; quelque part qu'il naisse, l'homme enfant n'est point pitoyable, et si, dès le début de la vie, il n'est détourné de ses penchants cruels, jamais il ne sera réellement poli. La politesse n'est que le code de la pitié appliqué aux relations journalières de la société; ce code enseigne surtout la pitié pour les souffrances de l'amour-propre: c'est aussi le remède le plus universel, le plus applicable, le plus pratique qu'on ait trouvé jusqu'ici contre l'égoïsme.
On dira ce qu'on voudra, tous ces raffinements, résultat naturel de l'œuvre du temps, sont inconnus aux Russes actuels qui se souviennent bien plus de Saraï que de Byzance, et qui, à peu d'exceptions près, ne sont encore que des barbares bien habillés. Ils me paraissent des portraits mal peints, mais très-bien vernis. Pour que votre politesse fût vraie, il faudrait avoir été longtemps humains avant d'être polis.
C'est Pierre-le-Grand qui, avec toute l'imprudence d'un génie inculte, toute la témérité d'un homme d'autant plus impatient qu'il est censé tout-puissant, avec la persévérance d'un caractère de fer, est allé dérober bien vite à l'Europe les fruits de la civilisation tout venus, au lieu de se résigner à en jeter lentement les semences dans son propre terrain: cet homme trop vanté n'a produit qu'une œuvre factice: c'est étonnant; mais le bien qu'a fait ce génie barbare fut passager, le mal est irréparable.
Qu'importe à la Russie de se sentir peser sur l'Europe? d'influer sur la politique de l'Europe? Intérêts factices! passions vaniteuses. Ce qui lui importait, c'était d'avoir en elle-même le principe de la vie et de le développer: une nation qui n'a rien à elle que son obéissance, n'est pas vivante. On a mis celle-ci à la fenêtre: elle regarde, elle écoute, elle agit comme un homme assis au spectacle agit; quand fera-t-on cesser ce jeu?
Il faudrait s'arrêter et recommencer: un tel effort est-il possible? peut-on reprendre en sous-œuvre un si vaste édifice? La trop récente civilisation de l'Empire russe, toute factice qu'elle est, a déjà produit des résultats réels, et que nul pouvoir humain ne saurait annuler: il me paraît impossible de diriger l'avenir d'un peuple en comptant pour rien le présent. Mais le présent, quand il a été violemment séparé du passé, ne promet que du malheur: éviter ces malheurs à la Russie, en la forçant de tenir compte de son ancienne histoire qui n'était que le résultat de son caractère primitif: telle sera désormais la tâche ingrate, et plus utile que brillante, des hommes appelés à gouverner ce pays.
Le génie souverainement pratique et tout national de l'Empereur Nicolas a compris ce problème: pourra-t-il le résoudre? je ne le crois pas; il ne laisse pas assez faire, il se fie trop à lui-même et trop peu aux autres pour réussir. D'ailleurs, en Russie, la volonté la plus absolue ne suffit pas pour faire le bien.
Ce n'est pas contre un tyran, c'est contre la tyrannie que les amis des hommes ont à lutter ici. Il serait injuste d'accuser l'Empereur des malheurs de l'Empire et des vices du gouvernement: la force d'un homme n'est pas égale à la tache imposée au souverain qui tout à coup voudrait régner par l'humanité sur un peuple inhumain.
Il faut aller en Russie, il faut voir de près ce qui s'y passe pour apprendre tout ce que ne peut pas faire l'homme qui peut tout, surtout quand c'est le bien qu'il veut faire.
Les fâcheuses conséquences de l'œuvre de Pierre Ier ont encore été aggravées sous le grand ou pour mieux dire, sous le long règne d'une femme qui n'a gouverné son peuple que pour s'amuser à étonner l'Europe… L'Europe, toujours l'Europe!!… jamais la Russie!
Pierre Ier et Catherine II ont donné au monde une grande et utile leçon que la Russie a payée; ils nous ont montré que le despotisme n'est jamais si redoutable que lorsqu'il prétend faire du bien, car alors il croit excuser ses actes les plus révoltants par ses intentions: et le mal qui se donne pour remède n'a plus de bornes. Le crime à découvert ne triomphe qu'un jour; mais les fausses vertus, voilà ce qui égare à jamais l'esprit des nations. Les peuples éblouis par les brillants accessoires du crime, par la grandeur de certains forfaits que l'événement a justifiés, croient à la fin qu'il y a deux scélératesses, deux morales, et que la nécessité, la raison d'État, comme on disait jadis, disculpe les criminels de haut parage, pourvu qu'ils aient su mettre leurs excès d'accord avec les passions du pays.
La tyrannie avouée m'effraierait peu auprès d'une oppression déguisée en amour de l'ordre. La force du despotisme est uniquement dans le masque du despote. Que le souverain soit contraint de ne plus mentir, le peuple est libre; aussi n'ai-je reconnu en ce monde d'autre mal que le mensonge. Si vous ne craignez que l'arbitraire violent et avoué, allez en Russie, vous apprendrez à redouter surtout la tyrannie hypocrite.
Je ne puis le nier, je rapporte de mon voyage des idées qui n'étaient pas les miennes lorsque je l'ai entrepris. Aussi ne donnerais-je pour rien au monde la peine qu'il m'a coûtée; si j'en imprime la relation, ce sera précisément parce qu'il a modifié mes opinions sur plusieurs points. Elles étaient connues de tout ce qui me lira; mon désappointement ne l'est pas: c'est un devoir que de le publier.
En partant, je comptais me dispenser d'écrire ce dernier voyage; ma méthode est fatigante, parce qu'elle consiste à retracer pour mes amis, pendant la nuit, mes souvenirs de la journée. Durant ce travail, qui ressemble à une confidence, le public apparaît à ma pensée, mais dans un lointain vaporeux… si vaporeux que je m'obstine à douter de sa présence; et voilà pourquoi le ton de familiarité qu'on prend malgré soi dans une correspondance intime se conserve dans mes lettres imprimées.
Quelque légère que puisse vous paraître cette tâche, je ne suis plus assez jeune pour me l'imposer impunément; une fois l'entreprise commencée, je tiens à la compléter, je ne me permets ni paresse ni négligence: c'est une rude fatigue. Aussi me plaisais-je à penser que je pourrais cette fois voyager pour moi tout seul; c'était le moyen de voir avec tranquillité. Mais la préoccupation où j'ai trouvé les Russes à mon égard, depuis les plus grands personnages jusqu'aux plus petits particuliers, m'a donné la mesure de mon importance, du moins de celle que j'ai pu acquérir à Pétersbourg. «Que pensez-vous, ou plutôt que direz-vous de nous?» voilà le fond de tous les discours qu'on m'adressait: ils m'ont tiré de mon inaction; je faisais le modeste par apathie, peut-être par lâcheté; d'ailleurs, Paris rend humble ceux qu'il ne rend pas excessivement présomptueux; j'avais donc lieu de me défier de moi-même; mais l'amour-propre inquiet des Russes a rassuré le mien.