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J'ai été soutenu dans ma nouvelle résolution par un désenchantement toujours croissant. Certes, il faut que la cause du mécompte soit profonde et active pour que le dégoût m'ait atteint au milieu des fêtes les plus brillantes que j'aie vues de ma vie, et malgré l'éblouissante hospitalité des Russes. Mais j'ai reconnu du premier coup d'œil qu'il y a dans les démonstrations d'intérêt qu'ils vous prodiguent, plus d'envie de passer pour prévenants, qu'il n'y a de vraie cordialité. La cordialité est inconnue aux Russes; ce n'est pas là ce qu'ils ont emprunté des Allemands. Ils occupent tous vos instants, ils vous distraient, ils vous absorbent, ils vous tyrannisent à force d'empressement, ils a'enquièrent de l'emploi de vos journées, ils vous questionnent avec des instances qui n'appartiennent qu'à eux, et de fêtes en fêtes, ils vous empêchent de voir leur pays. Ils ont fait un mot français pour exprimer le résultat de cette tactique soi-disant obligeante: c'est ce qu'ils appellent enguirlander[26] les étrangers. Par malheur, ces soins empressés sont tombés sur un homme que les fêtes ont toujours moins distrait que fatigué. Mais viennent-ils à s'apercevoir que leur effet direct est manqué sur l'esprit de l'étranger, ils ont recours à des moyens détournés pour discréditer ses récits auprès des lecteurs éclairés: ils l'abusent avec une dextérité merveilleuse. Ainsi, afin de lui montrer les choses sous un faux jour, ils mentent en mal comme ils mentaient en bien, tant qu'ils croyaient pouvoir compter sur une crédulité bienveillante. Souvent dans la même conversation, j'ai surpris la même personne, changeant deux ou trois fois de tactique à mon égard. Je ne me flatte pas d'avoir toujours pu discerner le vrai, malgré les efforts combinés avec tant d'art par des gens dont c'est le métier de le déguiser; mais c'est déjà beaucoup que de savoir qu'on est trompé; si je ne vois pas la vérité, je vois qu'on me la cache[27]; et si je ne suis éclairé, je suis armé.

La gaîté manque à toutes les cours; mais à celle de Pétersbourg on n'a même pas la permission de s'ennuyer. L'Empereur qui voit tout, prend l'affectation du plaisir pour un hommage, ce qui rappelle le mot de M. de Talleyrand sur Napoléon: «L'Empereur ne plaisante pas; il veut qu'on s'amuse.»

Je blesserai des amours-propres, mon incorruptible bonne foi m'attirera des reproches: mais est-ce ma faute, à moi, si en allant demander à un gouvernement absolu des arguments nouveaux contre le despote de chez nous, contre le désordre baptisé du nom de liberté, je n'ai été frappé que des abus de l'autocratie, c'est-à-dire de la tyrannie qualifiée de bon ordre? Le despotisme russe est un faux ordre comme notre républicanisme est une fausse liberté. Je fais la guerre au mensonge partout où je le reconnais; mais il y a plus d'un genre de mensonges: j'avais oublié ceux du pouvoir absolu; je les raconte en détail aujourd'hui, parce qu'en décrivant mes voyages, je dis toujours ingénument ce que je vois.

Je hais les prétextes: j'ai vu qu'en Russie l'ordre sert de prétexte à l'oppression, comme en France la liberté à l'envie. En un mot, j'aime la vraie liberté, la liberté possible dans une société d'où toute élégance n'est pas exclue; je ne suis donc ni démagogue ni despote; je suis aristocrate dans l'acception la plus large du mot. L'élégance que je désire conserver aux sociétés n'est point frivole; elle n'est point cruelle, elle est réglée par le goût; le goût exclut les abus; il en est le plus sûr préservatif, car il craint toute exagération. Une certaine élégance est nécessaire aux arts, et les arts sauvent le monde, puisque c'est par eux surtout que les peuples s'attachent à la civilisation dont ils sont la dernière et la plus précieuse récompense. Par un privilége unique entre tout ce qui peut répandre de l'éclat sur une nation, leur gloire plaît et profite à la fois à toutes les classes de la société.

L'aristocratie telle que je l'entends, loin de s'allier avec la tyrannie en faveur de l'ordre, ainsi que le lui reprochent les démagogues qui la méconnaissent, ne peut subsister avec l'arbitraire. Elle a pour mission de défendre, d'un côté, le peuple contre le despote, et de l'autre, la civilisation contre la révolution, le plus redoutable des tyrans. La barbarie prend plus d'une forme: vous la frappez dans le despotisme, elle renaît dans l'anarchie; mais la vraie liberté, sous la garde de la vraie aristocratie, n'est ni violente ni désordonnée.

Malheureusement aujourd'hui les partisans de l'aristocratie modératrice en Europe s'aveuglent et prêtent des armes à leurs adversaires; dans leur fausse prudence, ils s'en vont chercher du secours chez les ennemis de toute liberté politique et religieuse, comme si le danger ne pouvait venir que du côté des nouveaux révolutionnaires; pourtant les souverains arbitraires étaient d'anciens usurpateurs tout aussi redoutables que le sont les Jacobins modernes.

L'aristocratie féodale est finie, moins l'éclat indélébile dont brilleront toujours les grands noms historiques; mais dans les sociétés qui veulent vivre, la noblesse du moyen âge sera remplacée comme elle l'est depuis longtemps chez les Anglais par une magistrature héréditaire; et cette nouvelle aristocratie, héritière de toutes les anciennes aristocraties, combinée de plusieurs éléments divers, puisque la charge, la naissance et la richesse en sont les bases, ne retrouvera son crédit que lorsqu'elle s'appuiera sur une religion libre; or, je l'ai dit et je le répète aussi souvent que je le crois nécessaire, la seule religion libre est celle qui est enseignée par l'Église catholique, la plus libre de toutes les Églises, puisqu'elle est la seule qui ne dépende d'aucune souveraineté temporelle; celle du pape n'étant plus aujourd'hui destinée qu'à défendre l'indépendance sacerdotale. L'aristocratie est le gouvernement des esprits indépendants, et l'on ne peut trop le redire: le catholicisme est la religion des prêtres libres.

Vous le savez: dès qu'une vérité m'apparaît, je la dis sans en calculer les conséquences, persuadé que le mal ne vient pas des vérités qu'on publie, mais des vérités qu'on déguise; aussi ai-je toujours regardé comme pernicieux le proverbe de nos pères: Toutes vérités ne sont pas bonnes à dire.

C'est parce que chacun trie dans la vérité ce qui sert à ses passions, à sa peur, à sa servilité, à son intérêt, qu'on la rend plus nuisible que l'erreur; aussi, quand je voyage, je ne choisis pas dans les faits que je recueille, je ne repousse pas ceux qui combattent mes croyances les plus chères. Tant que je raconte, je n'ai d'autre religion que le culte du vrai; je m'efforce de n'être pas juge, je ne suis pas même peintre, car les peintres composent; je tâche de devenir miroir; enfin je veux être impartial avant tout, et en ceci l'intention suffit, du moins aux yeux des lecteurs spirituels; je ne puis ni ne veux m'avouer qu'il en existe d'autres, cette découverte rendrait la tâche de l'écrivain trop fastidieuse.

Toutes les fois que j'ai eu l'occasion de communiquer avec les hommes; la première pensée que m'aient inspirée leurs procédés envers moi, c'est qu'ils avaient plus d'esprit que moi, qu'ils savaient mieux se défendre, mieux dire et mieux faire. Tel a été jusqu'à ce jour le résultat de mes expériences; je ne méprise donc personne, à plus forte raison suis-je loin de mépriser mes lecteurs. Voilà pourquoi je ne les flatte jamais.

S'il est des hommes pour lesquels il m'est difficile d'être équitable, c'est pour ceux qui m'ennuient; mais je n'en connais guère, car je fuis les oisifs.