Je vous ai dit qu'il n'y avait qu'une ville en Russie, à Pétersbourg il n'y a qu'un salon; c'est toujours et partout la cour ou des fractions de la cour. Vous changez de maison, vous ne changez pas de cercle, et dans ce cercle unique on s'interdit tout sujet de conversation intéressante; mais ici je trouve qu'il y a compensation, grâce à l'esprit aiguisé des femmes qui s'entendent merveilleusement à nous faire penser ce qu'elles ne disent pas.
Les femmes sont en tous lieux les moins serviles des esclaves, parce que, usant habilement de leur faiblesse, dont elles se font une puissance, elles savent mieux que nous échapper aux mauvaises lois; aussi sont-elles destinées à sauver la liberté individuelle partout où manque la liberté publique.
Qu'est-ce que la liberté, si ce n'est la garantie du droit du plus faible, que les femmes sont chargées par la nature de représenter dans la société? En France, aujourd'hui, on s'enorgueillit de tout décider à la majorité;… belle merveille!!!… quand je verrai qu'on a quelque égard aux réclamations de la minorité, je crierai à mon tour: Vive la liberté!
Il faut tout dire, les plus faibles de maintenant étaient les plus forts d'autrefois, et alors ils n'ont que trop donné l'exemple de l'abus de la force dont je me plains aujourd'hui! Mais une erreur n'en excuse pas une autre.
Malgré la secrète influence des femmes, la Russie est encore plus loin de la liberté que ne le sont la plupart des pays de la terre; non du mot, mais de la chose. Demain dans une émeute, dans un massacre, à la lueur d'un incendie, on peut crier vive la liberté jusque sur les frontières de la Sibérie; un peuple aveugle et cruel peut éventrer ses maîtres, il peut se révolter contre des tyrans obscurs, et faire rougir de sang les eaux du Volga, il n'en sera pas plus libre: la barbarie est un joug.
Aussi, le meilleur moyen d'émanciper les hommes n'est-il pas de proclamer leur affranchissement avec pompe, c'est de rendre la servitude impossible en développant dans le cœur des nations le sentiment de l'humanité; il manque en Russie. Parler libéralité aujourd'hui à des Russes, de quelque condition qu'ils soient, ce serait un crime; leur prêcher l'humanité à tous, sans exception, c'est un devoir.
La nation russe, il faut bien le dire, n'a pas encore de justice[28]; aussi m'a-t-on cité un jour, à la louange de l'Empereur Nicolas, le gain d'un procès, par un particulier obscur, contre des grands seigneurs. Dans ce cas, l'admiration pour le caractère du souverain me paraissait une satire contre la société. Ce fait trop vanté m'a prouvé positivement que l'équité n'est qu'une exception en Russie.
Tout bien considéré, je ne conseillerais pas à tous les hommes de peu, comme on disait jadis en France, de se fier au succès de ce personnage favorisé peut-être par exception pour assurer l'impunité aux injustices courantes: espèce de moulin de Sans-Souci, échantillon d'équité dont les régulateurs de la loi se plaisent à faire montre pour répondre aux reproches de corruption et de servilité.
Un autre fait dont nous devons tirer une induction peu favorable à la magistrature russe, c'est qu'on ne plaide guère en Russie: chacun sait où cela mène; on recourrait plus souvent à la justice, si les juges étaient plus équitables. C'est ainsi qu'on ne se querelle pas, qu'on ne se bat pas dans les rues, de peur du cachot et des fers, indistinctement réservés, la plupart du temps, aux deux parties.
Malgré les tristes tableaux que je vous trace, deux choses et une personne valent la peine du voyage. La Néva de Pétersbourg, pendant les jours sans nuits, le Kremlin de Moscou, au clair de lune, et l'Empereur de Russie: c'est la Russie pittoresque, historique et politique; hors de là tout n'est que fatigue et qu'ennui sans dédommagement: vous en jugerez en lisant mes lettres.
Plusieurs de mes amis m'ont écrit déjà qu'ils sont d'avis de ne pas les faire paraître.
Lorsque je m'apprêtais à quitter Pétersbourg, un Russe me demanda, comme tous les Russes, ce que je dirais de son pays. «J'y ai été trop bien reçu pour en parler,» lui ai-je répondu.
On se fait contre moi des armes de cet aveu où j'avais cru cacher à peine poliment une épigramme. «Traité comme vous l'avez été, m'écrit-on, il est certain que vous ne pouvez dire la vérité; or, comme vous ne savez écrire que pour elle, vous ferez mieux de vous taire.» Telle est l'opinion d'une partie des personnes que j'ai l'habitude d'écouter. En tout cas, elle n'est pas flatteuse pour les Russes.
La mienne est que sans blesser la délicatesse, sans manquer à la reconnaissance qu'on doit aux personnes, quand on leur en doit, ni au respect qu'on se doit toujours à soi-même, il y a une manière convenable de parler sincèrement des choses et des hommes publics; j'espère avoir trouvé cette manière-là. Il n'y a que la vérité qui choque, à ce qu'on prétend; c'est possible, mais en France du moins, nul n'a le droit ni la force de fermer la bouche à qui la dit. Mes cris d'indignation ne pourront passer pour l'expression déguisée de la vanité blessée. Si je n'avais écouté que mon amour-propre, il m'aurait dit d'être enchanté de tout: mon cœur n'a été satisfait de rien.
Tant pis pour les Russes si tout ce qu'on raconte de leur pays et de ses habitants tourne en personnalités: c'est un malheur inévitable; car à vrai dire, les choses n'existent pas en Russie, puisque c'est le bon plaisir d'un homme qui les fait et qui les défait; mais ceci n'est pas la faute des voyageurs.
L'Empereur me paraît peu disposé à se démettre d'une partie de son autorité: qu'il subisse donc la responsabilité de l'omnipotence; c'est une première expiation du mensonge politique par lequel un seul homme est déclaré maître absolu d'un pays, souverain tout-puissant de la pensée d'un peuple.
Les adoucissements dans la pratique n'excusent pas l'impiété d'une telle doctrine. J'ai trouvé chez les Russes que le principe de la monarchie absolue, appliqué avec une conséquence inflexible, mène à des résultats monstrueux. Et cette fois, mon quiétisme politique ne m'empêche pas de reconnaître et de proclamer qu'il est des gouvernements que les peuples ne devraient jamais subir.
L'Empereur Alexandre causant confidentiellement avec madame de Staël sur les améliorations qu'il projetait, lui dit: «Vous louez mes intentions philanthropiques, je vous remercie; néanmoins dans l'histoire de Russie, je ne suis qu'un accident heureux.» Ce prince disait vrai; les Russes vantent en vain la prudence et les ménagements des hommes qui dirigent leurs affaires, le pouvoir arbitraire n'en est pas moins chez eux la base fondamentale de l'État, et ce principe fonctionne de telle sorte que l'Empereur fait ou fait faire, ou laisse faire, ou laisse subsister des lois—pardonnez-moi si je donne ce nom sacré à des arrêts impies, mais je me sers du mot usité en Russie—l'Empereur laisse subsister des lois qui, par exemple, permettent à l'Empereur de déclarer que les enfants légitimes d'un homme légitimement marié n'ont point de père, point de nom, enfin, qu'ils sont des chiffres, et ne sont point des hommes[29]. Et vous voulez m'empêcher de traduire à la barre du tribunal de l'Europe un prince qui, tout distingué, tout supérieur qu'il est, consent à régner sans abolir une telle loi!!
Son ressentiment est implacable: avec des haines si vives, on peut encore être un grand souverain, on ne saurait plus être un grand homme: le grand homme est clément, l'homme politique est vindicatif; on règne par la vengeance, on convertit par le pardon.