Je viens de vous dire mon dernier mot sur un prince qu'on hésite à juger lorsqu'on connaît le pays où il est condamné à régner: car les hommes y sont tellement dépendants des choses, qu'on ne sait à qui remonter, ni jusqu'où descendre pour demander compte des faits. Et ce sont les grands seigneurs d'un tel pays qui prétendent ressembler aux Français!!…
Les rois de France, dans les temps de barbarie, ont fait souvent couper la tête à leurs grands vassaux; l'un d'eux, de tyrannique mémoire, a voulu, par un raffinement de cruauté, que le sang du père fût versé sur les enfants placés au-dessous de l'échafaud: néanmoins, quelle que fût la rigueur de ces princes absolus, lorsqu'ils tuaient leur ennemi, lorsqu'ils le dépouillaient de ses biens, lorsqu'ils le massacraient, ils se gardaient d'avilir en lui, par un arrêt dérisoire, sa caste, sa famille, son pays: un tel oubli de toute dignité aurait révolté les peuples de France, même ceux du moyen âge. Mais le peuple russe souffre bien autre chose. Disons mieux, il n'y a pas encore de peuple russe… il y a des Empereurs qui ont des serfs et des courtisans qui ont aussi des serfs: tout cela ne fait pas un peuple.
La classe moyenne, jusqu'à ce jour peu nombreuse en proportion des autres, se compose presque uniquement des étrangers; quelques paysans affranchis par leur richesse, et les plus petits employés, montés de quelques degrés, commencent à la grossir: l'avenir de la Russie dépend de ces nouveaux bourgeois, d'origines tellement diverses qu'ils ne peuvent guère s'accorder dans leurs vues.
On s'efforce aujourd'hui de créer une nation russe; mais la tâche est rude pour un homme. Le mal se fait vite, il se répare lentement; les dégoûts du despotisme doivent souvent éclairer le despote sur les abus du pouvoir absolu: je le crois. Mais les embarras de l'oppresseur n'excusent pas l'oppression; et si ses crimes m'inspirent quelque pitié, le mal est toujours à plaindre, ils m'en inspirent beaucoup moins que les souffrances de l'opprimé. En Russie, quelle que soit l'apparence des choses, il y a au fond de tout la violence et l'arbitraire. On y a rendu la tyrannie calme à force de terreur: voilà, jusqu'à ce jour, la seule espèce de bonheur que ce gouvernement ait su procurer à ses peuples.
Et lorsque le hasard me rend témoin des maux inouïs qu'on souffre sous une constitution à principe exagéré, la crainte de blesser je ne sais quelle délicatesse, m'empêcherait de dire ce que j'ai vu? Mais je serais indigne d'avoir eu des yeux si je cédais à cette partialité pusillanime, qu'on me déguise cette fois sous le nom de respect pour les convenances sociales; comme si ma conscience n'avait pas le premier droit à mon respect… Quoi! on m'aura laissé pénétrer dans une prison; j'aurai compris le silence des victimes terrifiées, et je n'oserai raconter leur martyre, de peur d'être accusé d'ingratitude, à cause de la complaisance des geôliers à me faire les honneurs du cachot? Une telle prudence serait loin d'être une vertu; je vous déclare donc, qu'après avoir bien regardé autour de moi pour voir ce qu'on me cachait, bien écouté pour entendre ce qu'on ne voulait pas me dire, bien tâché d'apprécier le faux dans ce qu'on me disait, je ne crois pas exagérer en vous assurant que l'Empire de Russie est le pays de la terre où les hommes sont le plus malheureux, parce qu'ils y souffrent à la fois des inconvénients de la barbarie et de ceux de la civilisation. Quant à moi, je me croirais un traître et un lâche, si après avoir tracé déjà en toute liberté d'esprit le tableau d'une grande partie de l'Europe, je me refusais à le compléter de peur de modifier certaines opinions qui étaient les miennes, et de choquer certaines personnes par le tableau véridique d'un pays qui n'a jamais été peint tel qu'il est. Sur quoi se fonderait, je vous prie, mon respect pour de mauvaises choses? Suis-je lié par quelque autre chaîne que par l'amour de la vérité?
En général, les Russes m'ont paru des hommes doués de beaucoup de tact; des hommes très-fins, mais peu sensibles: je l'ai dit, une extrême susceptibilité unie à beaucoup de dureté, voilà, je crois, le fond de leur caractère: Je l'ai dit; une vanité clairvoyante, une perspicacité d'esclave, une finesse sarcastique: tels sont les traits dominants de leur esprit; je l'ai dit et répété, car ce serait pure duperie que d'épargner l'amour-propre des gens quand ils sont eux-mêmes si peu miséricordieux; la susceptibilité n'est pas de la délicatesse. Il est temps que ces hommes qui démêlent avec tant de sagacité les vices et les ridicules de nos sociétés, s'habituent à supporter la sincérité des autres: le silence officiel qu'on fait régner autour d'eux les abuse, il énerve leur intelligence; s'ils veulent se faire reconnaître des nations de l'Europe et traiter avec nous d'égaux à égaux, il faut qu'ils commencent par se résigner à s'entendre juger. Cette sorte de procès, toutes les nations le soutiennent sans en faire beaucoup d'état. Depuis quand les Allemands ne reçoivent-ils les Anglais qu'à condition que ceux-ci diront du bien de l'Allemagne? Les nations ont toujours de bonnes raisons pour être comme elles sont: et la meilleure de toutes, c'est qu'elles ne peuvent pas être autrement.
À la vérité cette excuse ne va pas aux Russes, du moins pas à ceux qui lisent. Comme ils singent tout, ils pourraient être autrement, et c'est justement cette possibilité qui rend leur gouvernement ombrageux jusqu'à la férocité!… ce gouvernement sait trop qu'on n'est sûr de rien avec des caractères tout en reflets.
Un motif plus puissant aurait pu m'arrêter; c'est la peur d'être accusé d'apostasie. «Il a longtemps protesté, dira-t-on, contre les déclamations libérales; maintenant le voilà qui cède au torrent et qui cherche la fausse popularité après l'avoir dédaignée.»
Je ne sais si je m'abuse, mais plus je réfléchis et moins je crois que ce reproche puisse m'atteindre, ni même que personne pense à me l'adresser.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que la crainte d'être blâmé par les étrangers préoccupe l'esprit des Russes. Ce peuple bizarre unit une extrême jactance à une excessive défiance de lui-même; en dehors suffisance, au fond humilité inquiète: voilà ce que j'ai vu dans la plupart des Russes. Leur vanité, qui ne se repose jamais, est toujours en souffrance comme l'est l'orgueil anglais; aussi les Russes manquent-t-ils de simplicité. La naïveté, ce mot français dont aucune autre langue que la nôtre ne peut rendre le sens exact parce que la chose nous est propre, la naïveté, cette simplicité qui pourrait devenir malicieuse, ce don de l'esprit qui fait rire sans jamais blesser le cœur, cet oubli des précautions oratoires qui va jusqu'à prêter des armes contre soi à ceux auxquels on parle, cette équité de jugement, cette vérité d'expression tout involontaire, cet abandon de la personnalité dans l'intérêt de la vérité; la simplesse gauloise, en un mot, ils ne la connaissent pas. Un peuple d'imitateurs ne sera jamais naïf; le calcul chez lui tuera toujours la sincérité.
J'ai trouvé dans le testament de Monomaque des conseils sages et curieux adressés à ses enfants: voici un passage qui m'a particulièrement frappé; aussi l'ai-je mis pour épigraphe à la tête de mon livre, car c'est un aveu précieux à recueillir: «Respectez surtout les étrangers, de quelque qualité, de quelque rang qu'ils soient, et si vous n'êtes pas à même de les combler de présents, prodiguez-leur au moins des marques de bienveillance, puisque de la manière dont ils sont traités dans un pays dépend le bien et le mal qu'ils en disent en retournant dans le leur.» (Tiré des conseils de Vladimir Monomaque à ses enfants en 1126.) Ce prince avait été baptisé sous le nom de Basile. (Histoire de l'Empire de Russie par Karamsin, traduite par MM. Saint-Thomas et Jauffret; tome II, page 205. Paris, 1820.)