Déjà quelques-uns d'entre eux sont arrivés jusque-là; ce sont les plus avancés du pays, tant par le poste qu'ils occupent que par la supériorité d'esprit avec laquelle ils remplissent leur charge. Ceux-là, je n'ai pu les juger que de souvenir; leur présence a un prestige qui me fascinait.
Mais, bon Dieu! à quoi peut servir tout ce manége? Quel motif suffisant assignerons-nous à tant de feinte? Quel devoir, quelle récompense peut faire si longtemps supporter à des visages d'hommes la fatigue du masque?
Le jeu de tant de batteries ne serait-il destiné qu'à défendre un pouvoir réel et légitime?… Un tel pouvoir n'en a pas besoin, la vérité se défend d'elle-même. Veut-on protéger de misérables intérêts de vanité? peut-être. Cependant, prendre de tels soucis pour arriver à un résultat si misérable, ce serait un travail indigne des hommes graves qui se l'imposent; je leur attribue une pensée plus profonde; un but plus grand m'apparaît et m'explique leurs prodiges de dissimulation et de longanimité.
Une ambition désordonnée, immense, une de ces ambitions qui ne peuvent germer que dans l'âme des opprimés, et se nourrir que du malheur d'une nation entière, fermente au cœur du peuple russe. Cette nation, essentiellement conquérante, avide à force de privations, expie d'avance chez elle, par une soumission avilissante, l'espoir d'exercer la tyrannie chez les autres; la gloire, la richesse qu'elle attend la distraient de la honte qu'elle subit, et, pour se laver du sacrifice impie de toute liberté publique et personnelle, l'esclave, à genoux, rêve la domination du monde.
Ce n'est pas l'homme qu'on adore dans l'Empereur Nicolas, c'est le maître ambitieux d'une nation plus ambitieuse que lui. Les passions des Russes sont taillées sur le patron de celles des peuples antiques; chez eux tout rappelle l'Ancien Testament; leurs espérances, leurs tortures sont grandes comme leur Empire.
Là, rien n'a de bornes, ni douleurs, ni récompenses; ni sacrifices, ni espérances: leur pouvoir peut devenir énorme, mais ils l'auront acheté au prix que les nations de l'Asie paient la fixité de leurs gouvernements: au prix du bonheur.
La Russie voit dans l'Europe une proie qui lui sera livrée tôt ou tard par nos dissensions; elle fomente chez nous l'anarchie dans l'espoir de profiter d'une corruption favorisée par elle parce qu'elle est favorable à ses vues: c'est l'histoire de la Pologne recommencée en grand. Depuis longues années Paris lit des journaux révolutionnaires payés par la Russie. «L'Europe, dit-on à Pétersbourg, prend le chemin qu'a suivi la Pologne; elle s'énerve par un libéralisme vain, tandis que nous restons puissants, précisément parce que nous ne sommes pas libres: patientons sous le joug, nous ferons payer aux autres notre honte.»
Le plan que je vous révèle ici peut paraître chimérique à des yeux distraits; il sera reconnu pour vrai par tout homme initié à la marche des affaires de l'Europe et aux secrets des cabinets pendant les vingt dernières années. Il donne la clef de bien des mystères, il explique en un mot l'extrême importance que des personnes sérieuses par caractère et par position attachent à n'être vues des étrangers que du beau côté. Si les Russes étaient, comme ils le disent, les appuis de l'ordre et de la légitimité, se serviraient-ils d'hommes et, qui pis est, de moyens révolutionnaires?
Le monstrueux crédit de la Russie à Rome, est un des effets du prestige contre lequel je voudrais nous prémunir[32]. Rome et toute la catholicité n'a pas de plus grand, de plus dangereux ennemi que l'Empereur de Russie. Tôt ou tard, sous les auspices de l'autocratie grecque, le schisme régnera seul à Constantinople; alors le monde chrétien, partagé en deux camps, reconnaîtra le tort fait à l'Église romaine par l'aveuglement politique de son chef.
Ce prince, effrayé du désordre où tombaient les sociétés lors de son avènement au trône pontifical, épouvanté du mal moral causé à l'Europe par nos révolutions, sans soutien, éperdu au milieu d'un monde indifférent ou railleur, ne craignait rien tant que les soulèvements populaires dont il avait souffert et vu souffrir ses contemporains; alors, cédant à la funeste influence de certains esprits étroits, il a pris conseil de la prudence humaine, il s'est montré sage, selon le monde, habile à la manière des hommes: c'est-à-dire aveugle et faible selon Dieu; et voilà comment la cause du catholicisme, en Pologne, fut désertée par son avocat naturel, par le chef visible de l'Église orthodoxe. Est-il aujourd'hui beaucoup de nations qui sacrifieraient leurs soldats pour Rome? Et lorsque dans son dénûment le pape trouve encore un peuple prêt à se faire égorger pour lui… il l'excommunie!!… lui, le seul prince de la terre qui devait l'assister jusqu'à la mort, il l'excommunie pour complaire au souverain d'une nation schismatique! Les fidèles se demandent avec effroi ce qu'est devenue l'infatigable prévoyance du saint-siége; les martyrs, frappés d'interdiction, voient la foi catholique sacrifiée par Rome à la politique grecque: et la Pologne découragée dans sa sainte résistance, subit son sort sans le comprendre[33].
Comment le représentant de Dieu sur la terre n'a-t-il pas encore reconnu que depuis le traité de Westphalie, toutes les guerres de l'Europe sont des guerres de religion? Quelle prudence charnelle a pu troubler son regard au point de lui faire appliquer à la direction des choses du ciel des moyens, assez bons pour les rois, mais indignes du Roi des rois? Leur trône n'a qu'une durée passagère, le sien est éternel; oui, éternel, parce que le prêtre assis sur ce trône serait plus grand et plus clairvoyant dans les catacombes qu'il ne l'est au Vatican. Trompé par la subtilité des enfants du siècle, il n'a point aperçu le fond des choses, et dans les aberrations où l'a jeté sa politique de peur, il a oublié de puiser sa force où elle est: dans la politique de foi[34].
Mais patience, les temps mûrissent, bientôt toute question sera posée nettement, et la vérité défendue par ses champions légitimes, reprendra son empire sur l'esprit des nations. Peut-être la lutte qui se prépare servira-t-elle à faire comprendre aux protestants une vérité essentielle, que j'ai déjà exprimée plus d'une fois, mais sur laquelle j'insiste parce qu'elle me paraît l'unique vérité nécessaire pour hâter la réunion de toutes les communions chrétiennes: c'est que le seul prêtre réellement libre qui existe au monde, c'est le prêtre catholique. Partout ailleurs que dans l'Église catholique, le prêtre est assujetti à d'autres lois, à d'autres lumières qu'à celles de sa conscience et de sa doctrine. On frémit en voyant les inconséquences de l'Église anglicane, et l'on tremble en voyant l'avilissement de l'Église grecque à Pétersbourg; que l'hypocrisie cesse de triompher en Angleterre, la plus grande partie du royaume redevient catholique. L'Église romaine seule a sauvé la pureté de la foi, en défendant par toute la terre avec une générosité sublime, avec une patience héroïque, avec une inflexible conviction, l'indépendance du sacerdoce contre l'usurpation des souverainetés temporelles quelles qu'elles fussent. Où est l'Église qui ne se soit pas laissé rabaisser par les divers gouvernements de la terre au rang d'une police pieuse? il n'y en a qu'une, une seule, c'est l'Église catholique; et cette liberté qu'elle a conservée au prix du sang de ses martyrs, est un principe éternel de vie et de puissance. L'avenir du monde est à elle, parce qu'elle a su rester pure d'alliage. Que le protestantisme s'agite, c'est dans sa nature; que les sectes s'inquiètent et discutent, c'est leur jeu: l'Église catholique attend!!…