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Le clergé grec russe n'a jamais été, il ne sera jamais qu'une milice revêtue d'un uniforme un peu différent de l'habit des troupes séculières de l'Empire. Sous la direction de l'Empereur, les popes et leurs évêques sont un régiment de clercs: voilà tout.

La distance qui sépare la Russie de l'Occident a merveilleusement servi jusqu'à ce jour à nous voiler toutes ces choses. Si l'astucieuse politique grecque craint tant la vérité, c'est parce qu'elle sait merveilleusement profiter du mensonge; mais ce qui me surprend, c'est qu'elle parvienne à en perpétuer le règne.

Comprenez-vous maintenant l'importance d'une opinion, d'un mot sarcastique, d'une lettre, d'une moquerie, d'un sourire, à plus forte raison d'un livre aux yeux de ce gouvernement favorisé par la crédulité de ses peuples, et par la complaisance de tous les étrangers?… Un mot de vérité lancé en Russie, c'est l'étincelle qui tombe sur un baril de poudre.

Qu'importe aux hommes qui mènent la Russie le dénûment, la pâleur des soldats de l'Empereur? Ces spectres vivants ont les plus beaux uniformes de l'Europe: qu'importent les sarraux de bure sous lesquels se cachent dans l'intérieur de leurs cantonnements ces fantômes dorés?… Pourvu qu'ils ne soient pauvres et sales qu'en secret, et qu'ils brillent lorsqu'ils se montrent, on ne leur demande ni ne leur donne rien. Une misère drapée: telle est la richesse des Russes: pour eux l'apparence est tout, et l'apparence chez eux ment plus que chez d'autres. Aussi quiconque lève un coin du voile est-il pour jamais perdu de réputation à Pétersbourg.

La vie sociale en ce pays est une conspiration permanente contre la vérité.

Là, quiconque n'est pas dupe passe pour traître: là, rire d'une gasconnade, réfuter un mensonge, contredire une vanterie politique, motiver l'obéissance est un attentat contre la sûreté de l'État et du prince; c'est encourir le sort d'un révolutionnaire, d'un conspirateur, d'un ennemi de l'ordre, d'un criminel de lèse-majesté… d'un Polonais, et vous savez si ce sort est cruel! Il faut avouer qu'une SUSCEPTIBILITÉ qui se manifeste de la sorte est plus redoutable que moquable: la surveillance minutieuse d'un tel gouvernement d'accord avec la vanité éclairée d'un tel peuple, devient épouvantable; elle n'est plus ridicule.

On peut et l'on doit s'astreindre à tous les genres de précautions sous un maître qui ne fait grâce à aucun ennemi, et qui ne méprise aucune résistance, et qui dès lors s'impose la vengeance comme un devoir. Cet homme ou plutôt ce gouvernement personnifié prendrait le pardon pour une apostasie, la clémence pour l'oubli de lui-même, l'humanité pour un manque de respect envers sa propre majesté… que dis-je? envers sa divinité!… Il n'est pas le maître de renoncer à se faire adorer.

La civilisation russe est encore si près de sa source qu'elle ressemble à de la barbarie. La Russie n'est qu'une société conquérante, sa force n'est pas dans la pensée, elle est dans la guerre, c'est-à-dire dans la ruse et la férocité.

La Pologne, par sa dernière insurrection, a retardé l'explosion de la mine: elle a forcé les batteries de rester masquées; on ne pardonnera jamais à la Pologne la dissimulation dont on est forcé d'user, non pas avec elle, puisqu'on l'immole impunément, mais avec des amis dont il faut continuer de faire des dupes, en ménageant leur ombrageuse philanthropie. On intéresse à ce ressentiment magnanime et passionné, notez ces deux points-ci, la sentinelle avancée du nouvel Empire romain qui s'appellera l'Empire grec, et le plus circonspect, mais le plus aveugle des rois de l'Europe[35], pour plaire à son voisin, qui est son maître, commence une guerre de religion… il n'est pas près de s'arrêter dans la route où on le pousse; si l'on a pu égarer celui-là, on en séduira bien d'autres…

Considérez, je vous prie, que si jamais les Russes parvenaient à dominer l'Occident, ils ne le gouverneraient pas de chez eux, à la manière des anciens Mongols; tout au contraire, ils n'auraient rien de si pressé que de sortir de leurs plaines glacées, et sans imiter leurs anciens maîtres, les Tatares, qui pressuraient de loin les Slaves, leurs tributaires,—car le climat de la Moscovie effrayait même les Mongols,—les Moscovites sortiraient de leur pays dès que les chemins des autres contrées leur seraient ouverts.

En ce moment, ils parlent modération, ils protestent contre la conquête de Constantinople, ils craignent, disent-ils, tout ce qui peut agrandir un Empire où les distances sont déjà une calamité; ils redoutent même… jugez jusqu'où va leur prudence!… ils redoutent les climats chauds!… Attendez un peu, vous verrez à quoi aboutiront toutes ces craintes.

Et je ne signalerais pas tant de mensonges, tant de périls, tant de fléaux?… Non, non; j'aime mieux me tromper et parler que d'avoir vu juste et de me taire. S'il y a témérité à dire ce que j'ai observé, il y aurait crime à le cacher.

Les Russes ne me répondront pas; ils diront: «Quatre mois de voyage, il a mal vu.»

Il est vrai, j'ai mal vu, mais j'ai bien deviné.

Ou s'ils me font l'honneur de me réfuter, ils nieront les faits; les faits, matière brute de tout récit et qu'on est accoutumé de compter pour rien à Pétersbourg, où le passé comme l'avenir, comme le présent, est à la disposition du maître; car, encore une fois, les Russes n'ont rien à eux que l'obéissance et l'imitation; la direction de leur esprit, leur jugement, leur libre arbitre appartiennent au souverain. En Russie, l'histoire fait partie du domaine de la couronne; c'est la propriété morale du prince comme les hommes et la terre y sont sa propriété matérielle; on la range dans les garde-meubles avec les trésors impériaux, et l'on n'en montre que ce qu'on en veut bien faire connaître. Le souvenir de ce qui s'est fait la veille est le bien de l'Empereur; il modifie selon son bon plaisir les annales du pays, et dispense chaque jour à son peuple les vérités historiques qui s'accordent avec la fiction du moment. Voilà comment Minine et Pojarski, héros oubliés depuis deux siècles, furent exhumés tout d'un coup et devinrent à la mode au moment de l'invasion de Napoléon. Dans ce moment-là le gouvernement permettait l'enthousiasme patriotique.

Toutefois ce pouvoir exorbitant se nuit à lui-même; la Russie ne le subira pas éternellement: un esprit de révolte couve dans l'armée. Je dis comme l'Empereur, les Russes ont trop voyagé; la nation est devenue avide d'enseignements: la douane n'a pas de prise sur la pensée, les armées ne l'exterminent pas, les remparts ne l'arrêtent pas, elle passe sous terre: les idées sont dans l'air, elles sont partout, et les idées changent le monde[36].

De tout ce qui précède, il résulte que l'avenir, cet avenir si brillant, rêvé par les Russes, ne dépend pas d'eux; qu'ils n'ont point d'idées à eux; et que le sort de ce peuple d'imitateurs se décidera chez les peuples à idées qui leur sont propres: si les passions se calment dans l'Occident, si l'union s'établit entre les gouvernements et les sujets, l'avide espoir des Slaves conquérants devient une chimère.

Est-il à propos de vous répéter que je parle sans animosité, que j'ai décrit les choses sans accuser les personnes, et que dans les déductions que j'ai tirées de certains faits qui m'épouvantent, j'ai tâché de faire la part de la nécessité? j'accuse moins que je ne raconte.