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J'étais parti de Paris avec l'opinion que l'alliance intime de la France et de la Russie pouvait seule accommoder les affaires de l'Europe; mais depuis que j'ai vu de près la nation russe et que j'ai reconnu le véritable esprit de son gouvernement, j'ai senti qu'elle est isolée du reste du monde civilisé par un puissant intérêt politique, appuyé sur le fanatisme religieux, et je suis de l'avis que la France doit chercher ses appuis parmi les nations dont les intérêts s'accordent avec les siens. On ne fonde pas des alliances sur des opinions contre des besoins. Où sont en Europe les besoins qui s'accordent? ils sont chez les Français et les Allemands et chez les peuples naturellement destinés à servir de satellites à ces deux grandes nations. Les destinées d'une civilisation progressive, sincère et raisonnable, se décideront au cœur de l'Europe: tout ce qui concourt à hâter le parfait accord de la politique allemande avec la politique française est bienfaisant; tout ce qui retarde cette union, quelque spécieux que soit le motif du délai, est pernicieux.

La guerre éclatera entre la philosophie et la foi, la politique et la religion: entre le protestantisme et l'Église catholique: et de la bannière qu'arborera la France dans cette lutte colossale, dépendra le sort du monde, de l'Église, et avant tout de la France.

La preuve que le système d'alliance auquel j'aspire est bon, c'est qu'un temps viendra où nous n'aurons pas la liberté d'en choisir un autre.

Comme étranger, surtout comme étranger qui écrit, j'ai été accablé de protestations de politesse par les Russes; mais leur obligeance s'est bornée à des promesses; personne ne m'a donné la facilité de regarder au fond des choses. Une foule de mystères sont restés impénétrables à mon intelligence. Un an passé dans le pays m'aurait peu avancé; les inconvénients de l'hiver m'ont semblé d'autant plus à craindre, que les habitants m'assuraient qu'on en souffre moins. Ils comptent pour rien les membres paralysés, les traits du visage gelés; je pourrais pourtant vous citer plus d'un exemple de ce genre d'accidents arrivés même à des femmes de la société, soit étrangères, soit russes; et une fois atteint, on se ressent toute sa vie du coup qu'on a reçu; quand on ne risquerait que d'incurables névralgies, le danger serait grand: je n'ai pas voulu braver inutilement ces maux et l'ennui des précautions qu'il faut s'imposer pour les éviter. D'ailleurs dans cet Empire du profond silence, des grands espaces vides, des campagnes nues, des villes solitaires, des physionomies prudentes et dont l'expression peu franche fait trouver vide la société elle-même, la tristesse me gagnait: j'ai fui devant le spleen aussi bien que devant le froid. On a beau dire, quiconque veut passer l'hiver à Pétersbourg, doit se résigner pendant six mois à oublier la nature pour vivre emprisonné parmi des hommes qui n'ont point de naturel[37].

Je l'avoue ingénument, j'ai passé en Russie un été terrible parce que je n'ai pu parvenir à bien comprendre qu'une très-petite partie de ce que j'y ai vu. J'espérais arriver à des solutions, je vous rapporte des problèmes.

Il est un mystère surtout que je regrette de n'avoir pu pénétrer, c'est le peu d'influence de la religion. Malgré l'asservissement politique de l'Église grecque, ne pourrait-elle pas conserver du moins quelque autorité morale sur les peuples? elle n'en a aucune. À quoi tient la nullité d'une Église que tout semble favoriser dans son œuvre? Voilà le problème. Est-ce le propre de la religion grecque de rester ainsi stationnaire en se contentant des marques extérieures du respect? Un tel résultat est-il inévitable partout où le pouvoir spirituel tombe dans la dépendance absolue du temporel? je le crois, mais c'est ce que j'aurais voulu pouvoir vous prouver à force de documents et de faits. Pourtant, je dirai en peu de mots le résultat des observations que j'ai faites sur les rapports du clergé russe avec les fidèles.

J'ai vu en Russie une Église chrétienne, que personne n'attaque, que tout le monde respecte, du moins en apparence: une Église que tout favorise dans l'exercice de son autorité morale, et pourtant cette Église n'a nul pouvoir sur les cœurs; elle ne sait faire que des hypocrites ou des superstitieux.

Dans les pays où la religion n'est point respectée, elle n'est point responsable; mais ici, où tout le prestige d'un pouvoir absolu aide le prêtre dans l'accomplissement de son œuvre, où la doctrine n'est attaquée ni par des écrits, ni par des discours; où les pratiques religieuses sont, pour ainsi dire, passées en lois de l'État; où les coutumes servent la foi, comme elles la contrarient chez nous; on a le droit de reprocher à l'Église sa stérilité. Cette Église est morte, et pourtant, à en juger d'après ce qui se passe en Pologne, elle peut devenir persécutrice; tandis qu'elle n'a ni d'assez hautes vertus, ni d'assez grands talents pour être conquérante par la pensée; en un mot, il manque à l'Église russe ce qui manque à tout dans ce pays: la liberté, sans laquelle l'esprit de vie se retire et la lumière s'éteint.

L'Europe occidentale ignore tout ce qu'il entre d'intolérance religieuse dans la politique russe. Le culte des Grecs réunis vient d'être aboli à la suite de longues et sourdes persécutions: l'Europe catholique sait-elle qu'il n'y a plus d'uniates chez les Russes; sait-elle seulement, éblouie qu'elle est des lumières de sa philosophie, ce que c'est que les uniates[38]?

Voici un fait qui vous prouvera le danger qu'on court en Russie à dire ce qu'on pense de la religion grecque et de son peu d'influence morale.

Il y a quelques années qu'un homme d'esprit, bien vu de tout le monde à Moscou, noble de naissance et de caractère, mais malheureusement pour lui, dévoré de l'amour de la vérité; passion dangereuse partout, et mortelle dans ce pays-là, s'avisa d'imprimer que la religion catholique est plus favorable au développement des esprits, au progrès des arts, que ne l'est la religion byzantine russe; il pensait là-dessus ce que je pense, et il a osé le dire, crime irrémissible pour un Russe. La vie du prêtre catholique, est-il dit dans son livre, vie toute surnaturelle ou qui du moins doit l'être, est un sacrifice volontaire et journalier des penchants grossiers de la nature; sacrifice incessamment renouvelé sur l'autel de la foi, pour prouver aux plus incrédules que l'homme n'est pas soumis en tout à la force matérielle, et qu'il peut recevoir d'une puissance supérieure le moyen d'échapper aux lois du monde physique; puis il ajoute: «Grâce aux réformes opérées par le temps, la religion catholique ne peut plus employer sa virtualité qu'à faire le bien;» en un mot, il prétendait que le catholicisme avait manqué aux grandes destinées de la race slave, parce que là seulement se trouve à la fois, enthousiasme soutenu, charité parfaite et discernement pur; il appuyait son opinion d'un grand nombre de preuves, et s'efforçait de montrer les avantages d'une religion indépendante, c'est-à-dire universelle, sur les religions locales, c'est-à-dire bornées par la politique; bref, il professait une opinion que je n'ai cessé de défendre de toutes mes forces.

Il n'est pas jusqu'aux défauts du caractère des femmes russes dont cet écrivain n'accuse la religion grecque. Il prétend que si elles sont légères, si elles n'ont pas su conserver sur leur famille l'autorité qu'il est du devoir d'une épouse chrétienne et d'une mère d'exercer chez elle, c'est qu'elles n'ont jamais reçu un véritable enseignement religieux.

Ce livre échappé, je ne sais par quel miracle ou par quel subterfuge, à la surveillance de la censure, mit la Russie en feu: Pétersbourg, et Moscou la sainte jetèrent des cris de rage et d'alarmes, enfin la conscience des fidèles se troubla tellement, que d'un bout de l'Empire à l'autre on demandait la punition de cet imprudent avocat de la mère des Églises chrétiennes, ce qui n'empêchait pas l'écrivain téméraire d'être conspué comme novateur; car… et ceci n'est pas une des moindres inconséquences de l'esprit humain presque toujours en contradiction avec lui-même dans les comédies qui se jouent en ce monde, le mot d'ordre de tous les sectaires et schismatiques, c'est qu'il faut respecter la religion sous laquelle on est né, vérité trop oubliée de Luther et de Calvin qui ont fait en religion ce que bien des héros républicains voudraient faire en politique: ils ont fait de l'autorité à leur profit; enfin, il n'y avait pas assez de knout, pas assez de Sibérie, de galères, de mines, de forteresses, de solitudes dans toutes les Russies pour rassurer Moscou et son orthodoxie byzantine contre l'ambition de Rome, servie par la doctrine impie d'un homme traître à Dieu et à son pays!