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On attend avec anxiété l'arrêt qui va décider du sort d'un si grand criminel; cette sentence, tardant à paraître, on désespérait déjà de la justice suprême, lorsque l'Empereur, dans son impassibilité miséricordieuse, déclare qu'il n'y a point lieu à punir, qu'il n'y a point de criminel à frapper; mais qu'il y a un fou à enfermer: il ajoute que le malade sera livré aux soins des médecins.

Ce jugement fut mis à exécution sans délai, mais d'une façon si sévère que le fou supposé pensa justifier l'arrêt dérisoire du chef absolu de l'Église et de l'État. Le martyr de la vérité fut près de perdre la raison à lui déniée par une décision d'en haut. Aujourd'hui, au bout de trois années d'un traitement rigoureusement observé, traitement aussi avilissant qu'il était cruel, le malheureux théologien commence seulement à jouir d'un peu de liberté; mais n'est-ce pas un miracle!… maintenant il doute de sa propre raison, et sur la foi de la parole Impériale il s'avoue insensé!… Ô profondeurs des misères humaines!… En Russie la parole souveraine, lorsqu'elle réprouve un homme, équivaut à l'excommunication papale du moyen âge!!…

Le fou supposé peut, dit-on, maintenant communiquer avec quelques amis: on m'a proposé pendant mon séjour à Moscou de me mener le voir dans sa retraite; la peur m'a retenu et même la pitié, car ma curiosité lui aurait paru insultante. On ne m'a pas dit quelle peine ont subie les censeurs du livre qu'il a publié.

C'est un exemple tout récent de la manière dont les affaires de conscience se traitent aujourd'hui en Russie. Je vous le demande une dernière fois, le voyageur assez malheureux ou assez heureux pour avoir recueilli de tels faits, a-t-il le droit de les laisser ignorer? En ce genre, ce que vous savez positivement vous éclaire sur ce que vous supposez, et de toutes ces choses, il résulte une conviction que vous avez l'obligation de faire partager au monde si vous le pouvez.

Je parle sans haine personnelle, mais aussi sans crainte ni restriction; car je brave même le danger d'ennuyer.

Le pays que je viens de parcourir est sombre et monotone, autant que celui que j'ai peint autrefois était brillant et varié. En faire le tableau exact c'est renoncer à plaire. En Russie, la vie est aussi terne qu'elle est gaie en Andalousie; le peuple russe est morne, le peuple espagnol plein de verve. En Espagne l'absence de la liberté politique était compensée par une indépendance personnelle, qui n'existe peut-être nulle part au même degré et dont les effets sont surprenants, tandis qu'en Russie l'une est aussi inconnue que l'autre. Un Espagnol vit d'amour, un Russe vit de calcul; un Espagnol raconte tout, et s'il n'a rien à raconter, il invente; un Russe cache tout, et s'il n'a rien à cacher, il se tait pour avoir l'air discret, même il se tait sans calcul, par habitude; l'Espagne est infestée de brigands, mais on n'y vole que sur les grands chemins; les routes de la Russie sont sûres, mais on est volé immanquablement dans les maisons; l'Espagne est remplie de souvenirs et de ruines qui datent de tous les siècles; la Russie date d'hier, son histoire n'est riche qu'en promesses; l'Espagne est hérissée de montagnes qui varient les sites à chaque pas du voyageur, la Russie n'a qu'un paysage d'un bout de la plaine à l'autre; le soleil illumine Séville, il vivifie tout dans la Péninsule; la brume voile les lointains des paysages de Pétersbourg qui restent ternes, même pendant les plus belles soirées de l'été: enfin les deux pays sont en tous points l'opposé l'un de l'autre, c'est la différence du jour à la nuit, du feu à la glace, du midi au nord.

Il faut avoir vécu dans cette solitude sans repos, dans cette prison sans loisir, qu'on appelle la Russie, pour sentir toute la liberté dont on jouit dans les autres pays de l'Europe, quelque forme de gouvernement qu'ils aient adoptée. On ne saurait trop le répéter; en Russie la liberté manque à tout, si ce n'est, m'a-t-on dit, au commerce d'Odessa. Aussi l'Empereur, grâce au tact prophétique dont il est doué, n'aime-t-il guère l'esprit d'indépendance qui règne dans cette ville dont la prospérité est due à l'intelligence et à l'intégrité d'un Français[39]; c'est pourtant la seule de tout son vaste Empire où l'on puisse de bonne foi bénir son règne.

Quand votre fils sera mécontent en France, usez de ma recette, dites-lui: «Allez en Russie.» C'est un voyage utile à tout étranger; quiconque a bien vu ce pays, se trouvera content de vivre partout ailleurs. Il est toujours bon de savoir qu'il existe une société où nul bonheur n'est possible parce que par une loi de sa nature, l'homme ne peut être heureux sans liberté.

Un tel souvenir rend indulgent, et le voyageur rentré dans ses foyers peut dire de son pays ce qu'un homme d'esprit disait de lui-même: «Quand je m'apprécie je suis modeste; mais je suis fier quand je me compare.»

APPENDICE.

Histoire de la captivité de MM. Girard et Grassini, prisonniers en

Russie.—Récit de M. Girard.—Conversation du Voyageur avec M.

Grassini.—Récit officiel de la captivité en Russie et du renvoi en

Danemark des princes et princesses de Brunswick sous l'Impératrice

Catherine II (extrait de la première partie des actes de l'Académie

Impériale russe.)—Extrait de la Description de Moscou, par Le Cointe de

Laveau. Prisons de Moscou.

Novembre 1842.

Pendant le cours de cette année, le hasard m'a fait rencontrer deux hommes qui servaient dans notre armée à l'époque de la campagne de 1812, et qui vécurent l'un et l'autre pendant plusieurs années en Russie, après y avoir été faits prisonniers. L'un est un Français actuellement professeur de langue russe à Paris; il se nomme M. Girard; l'autre est un Italien, M. Grassini, le frère de la célèbre cantatrice, laquelle fit sensation en Europe par sa beauté. Elle a contribué par son talent dramatique à la gloire de l'école moderne en Italie[40].

Ces deux personnes m'ont raconté des faits qui se confirment les uns par les autres, et qui me paraissent assez intéressants pour mériter d'être publiés.

Ayant noté, sans y retrancher un seul mot, ma conversation avec M. Grassini, je la rapporterai textuellement; mais comme je n'avais pas eu le même soin relativement aux détails qui m'avaient été communiqués par M. Girard, je ne puis donner de ceux-ci qu'un résumé. Les deux récits se ressemblent tellement qu'on les dirait calqués l'un sur l'autre; et cette similitude n'a pas laissé que d'ajouter à la confiance que m'inspiraient les deux personnes de qui je tiens les faits qu'on va lire. Remarquez que ces deux hommes sont complètement étrangers l'un à l'autre, qu'ils ne se sont jamais vus, et qu'ils ne se connaissent pas même de nom.