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Voici d'abord ce que m'a conté M. Girard:

Il fut fait prisonnier pendant la retraite, et envoyé immédiatement dans l'intérieur de la Russie, sous la conduite d'un corps de Cosaques. Le malheureux faisait partie d'un convoi de trois mille Français. Le froid devenait de jour en jour plus intense, et les prisonniers furent dirigés au delà de Moscou, pour être dispersés ensuite dans divers gouvernements de l'intérieur.

Mourant de faim, exténués, la fatigue les forçait souvent de s'arrêter en chemin; aussitôt de nombreux et violents coups de bâton leur tenaient lieu de nourriture, et leur donnaient la force de marcher jusqu'à la mort. À chaque étape, quelques-uns de ces infortunés, peu vêtus, mal nourris, dénués de tout secours et cruellement traités, restaient sur la neige; une fois tombés, la gelée les collait à terre, et ils ne se relevaient plus. Leurs bourreaux eux-mêmes étaient épouvantés de l'excès de leur misère…

Dévorés de vermine, consumés par la fièvre, par la misère, portant partout avec eux la contagion, ils étaient des objets d'horreur pour les villageois chez lesquels on les faisait séjourner. Ils avançaient à coups de bâton vers les lieux qui leur étaient assignés comme points de repos, et c'était encore à coups de bâton qu'on les y recevait, sans leur permettre d'approcher des personnes, ni même d'entrer dans les maisons. On en a vu qui furent réduits à un tel dénûment, que dans leur désespoir furieux ils tombaient à coups de poing, de bûches, de pierres, les uns sur les autres pour s'entre-tuer comme dernière ressource, parce que ceux qui sortaient vivants de la mêlée mangeaient les jambes des morts!!!… C'est à ces horribles excès que l'inhumanité des Russes poussait nos compatriotes.

On n'a pas oublié que, dans le même temps, l'Allemagne donnait d'autres exemples au monde chrétien. Les protestants de Francfort se souviennent encore du dévouement de l'évêque de Mayence, et les catholiques italiens se rappellent avec gratitude les secours qu'ils ont reçus chez les protestants de la Saxe.

La nuit, dans les bivouacs, les hommes qui se sentaient près de mourir se relevaient avec horreur pour lutter debout contre l'agonie; surpris par le froid dans les contorsions de la mort, ils restaient appuyés contre des murs, roides et gelés. Leur dernière sueur se glaçait sur leurs membres décharnés; on les voyait les yeux ouverts pour toujours, le corps fixé dans l'attitude convulsive où la mort les avait surpris et congelés. Les cadavres restaient là jusqu'à ce qu'on les arrachât de leur place pour les brûler: et la cheville se détachait du pied plus aisément que la semelle ne se séparait du sol. Quand le jour paraissait, leurs camarades, en levant la tête, se voyaient sous la garde d'un cercle de statues à peine refroidies, et qui paraissaient postées autour du camp comme les sentinelles avancées de l'autre monde. L'horreur de ces réveils ne peut s'exprimer.

Tous les matins, avant le départ de la colonne, les Russes brûlaient les morts, et, le dirai-je, quelquefois ils brûlaient les mourants!…

Voilà ce que M. Girard a vu, voilà les souffrances qu'il a partagées, et auxquelles il a survécu grâce à sa jeunesse et à son étoile.

Ces faits, tout affreux qu'ils sont, ne me paraissent pas plus extraordinaires qu'une foule de récits constatés par les historiens; mais ce qu'il m'est impossible d'expliquer ni presque de croire, c'est le silence d'un Français sorti de ce pays inhumain, et rentré pour toujours dans sa patrie.

M. Girard n'a jamais voulu publier la relation de ce qu'il a souffert, par respect, disait-il, pour la mémoire de l'Empereur Alexandre, qui l'a retenu près de dix années en Russie, où, après avoir appris la langue du pays, il fut employé comme maître de français dans les écoles Impériales. De combien d'actes arbitraires, de combien de fraudes n'a-t-il pas été témoin dans ces vastes établissements? Rien n'a pu l'engager à rompre le silence et à faire connaître à l'Europe tant d'abus criants!

Avant de lui permettre de retourner en France, l'Empereur Alexandre le rencontra un jour pendant une visite que faisait ce prince dans je ne sais quel collége de province. Alors, lui adressant quelques paroles gracieuses sur son désir de quitter la Russie, désir depuis longtemps manifesté par lui à ses supérieurs, il lui accorda enfin la permission tant de fois demandée de revenir en France: il lui fit même donner quelque argent pour son voyage. M. Girard a une physionomie douce qui sans doute aura plu à l'Empereur.

Voilà comment, après dix ans, le malheureux prisonnier échappé à la mort par miracle vit finir sa captivité. Il quitta le pays de ses bourreaux et de ses geôliers en chantant hautement les louanges des Russes, et en protestant de sa reconnaissance pour l'hospitalité qu'il avait reçue chez eux.

«Vous n'avez rien écrit? lui dis-je après avoir écouté attentivement sa narration.

—J'avais l'intention de dire tout ce que je sais, me répondit-il; mais, n'étant pas connu, je n'aurais pu trouver ni libraire, ni lecteur.

—La vérité finit par se faire jour toute seule, repris-je.

—Je n'aime pas à la dire contre ce pays-là, me répliqua M. Girard; l'Empereur a été si bon pour moi!

—Oui, repartis-je… mais considérez qu'il est bien aisé de paraître bon en Russie.

—En me donnant mon passe-port, on m'a recommandé la discrétion.»

Voilà ce que dix ans de séjour dans ce pays-là peuvent produire sur l'esprit d'un homme né en France, d'un homme brave et loyal. Calculez, d'après cela, quel doit être le sentiment moral qui se transmet de génération en génération parmi les Russes…

Au mois de février 1842, j'étais à Milan, où je rencontrai M. Grassini, qui me raconta qu'en 1812, servant dans l'armée du vice-roi d'Italie, il avait été fait prisonnier aux environs de Smolensk pendant la retraite. Depuis lors il a passé deux années dans l'intérieur de la Russie. Voici notre dialogue: je le copie avec une exactitude scrupuleuse, car je l'avais noté le jour même.

«Vous avez dû bien souffrir dans ce pays-là, lui dis-je, de l'inhumanité des habitants et des rigueurs du climat?

—Du froid, oui, me répondit-il; mais il ne faut pas dire que les Russes manquent d'humanité.

—Si cela était vrai, pourtant, quel mal y aurait-il à le dire? Pourquoi faudrait-il laisser les Russes se vanter partout des vertus qu'ils n'auraient pas?

—Nous avons reçu, dans l'intérieur du pays, des secours inespérés. Des paysannes, des grandes dames nous envoyaient des vêtements pour nous garantir du froid, des remèdes pour nous guérir, des aliments et jusqu'à du linge; plusieurs d'entre elles bravaient, pour venir nous soigner jusque dans nos bivouacs, la contagion que nous portions avec nous, car la misère nous avait donné d'affreuses maladies qui se répandaient à notre suite dans les pays qu'on nous faisait traverser. Il fallait, pour arriver jusqu'à nos haltes, non pas une compassion légère, mais un grand courage, une véritable vertu; j'appelle cela de l'humanité.

—Je ne prétends pas dire qu'il n'y ait nulle exception à la dureté de cœur qu'en général j'ai reconnue chez les Russes. Partout où il y a des femmes, il y a de la pitié; les femmes de tous les pays sont quelquefois héroïques dans la compassion; mais il n'en est pas moins vrai qu'en Russie les lois, les habitudes, les mœurs, les caractères sont empreints d'une cruauté dont nos malheureux prisonniers ont eu trop à souffrir pour que nous puissions beaucoup célébrer l'humanité des habitants de ce pays.