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—Quels hommes! ce sont vraiment les fils des serviteurs d'Ivan IV. Ai-je tort de me récrier contre leur inhumanité? Le père de votre élève vous donnait-il beaucoup d'argent?

—Quand j'arrivai sous son toit, j'étais dépouillé de tout; pour me vêtir, il ordonna généreusement à son tailleur de retourner un de ses vieux habits; il n'eut pas honte de faire endosser au gouverneur de son propre fils un vêtement dont un laquais italien n'eût pas voulu s'affubler.

—Cependant les Russes veulent passer pour magnifiques.

—Oui, mais ils sont vilains dans leur intérieur: un Anglais venait-il à traverser Toula, tout était bouleversé dans les maisons où l'étranger devait être reçu. On substituait des bougies aux chandelles sur les cheminées, on nettoyait les chambres, on habillait les gens: enfin les habitudes de la vie étaient changées.

—Tout ce que vous dites là ne justifie que trop mes jugements; au fond, monsieur, je vois que vous pensez comme moi, nous ne différons que de langage.

—Il faut avouer qu'on devient d'une grande insouciance quand on a passé deux années de sa vie en Russie.

—Oui, vous m'en donnez la preuve: cette disposition est-elle générale?

—À peu près; on sent que la tyrannie est plus forte que les paroles, et que la publicité ne peut rien contre de pareils faits.

—Il faut cependant qu'elle ait quelque efficacité, puisque les Russes la redoutent. C'est votre coupable inertie, permettez-moi de vous le dire, et celle des personnes qui pensent comme vous, qui perpétue l'aveuglement de l'Europe et du monde, et qui donne le champ libre à l'oppression.

—Elle l'aurait, malgré tous nos livres et tous nos cris. Pour vous prouver que je ne suis pas le seul de mon avis, je veux vous raconter encore l'histoire d'un de mes compagnons d'infortune; c'était un Français[42]. Un soir, ce jeune homme arriva malade au bivouac: tombé en léthargie pendant la nuit, il fut traîné le matin au bûcher avec les autres morts; mais avant de le jeter dans le feu, on voulait réunir tous les cadavres. Les soldats le laissèrent à terre un instant pour aller chercher les corps oubliés ailleurs. On l'avait couché tout habillé sur le dos, le visage tourné vers le ciel; il respirait encore, même il entendait tout ce qu'on faisait et disait autour de lui; la connaissance lui était revenue, mais il ne pouvait donner aucun signe de vie. Une jeune femme, frappée de la beauté des traits et de l'expression touchante de la figure de ce mort, s'approche de notre malheureux camarade; elle reconnaît qu'il vit encore, appelle du secours, et fait emporter, soigner, guérir l'étranger qu'elle a ressuscité. Celui-ci, revenu en France après plusieurs années de captivité, n'a pas non plus écrit son histoire.

—Mais vous, monsieur, vous, homme instruit, homme indépendant, pourquoi n'avez-vous pas publié le récit de votre captivité? Des faits de cette nature, bien avérés, auraient intéressé le monde entier.

—J'en doute; le monde est composé de gens si occupés d'eux-mêmes que les souffrances des inconnus les touchent peu. D'ailleurs j'ai une famille, un état, je dépends de mon gouvernement, qui est en bons rapports avec le gouvernement russe, et qui ne verrait pas avec plaisir un de ses sujets publier des faits qu'on s'efforce de cacher dans le pays où ils se passent[43].

—Je suis persuadé, monsieur, que vous calomniez votre gouvernement; vous seul, permettez-moi de vous le dire, vous me paraissez à blâmer en tout ceci par votre excès de prudence.

—Peut-être; mais je n'imprimerai jamais que les Russes manquent d'humanité.

—Je me trouve bien heureux de n'avoir séjourné en Russie que pendant quelques mois, car je remarque que les hommes les plus francs, les esprits les plus indépendants, lorsqu'ils ont passé plusieurs années dans ce singulier pays, croient tout le reste de leur vie qu'ils y sont encore ou qu'ils sont exposés à y retourner. Et voilà ce qui nous explique l'ignorance où nous sommes de tout ce qui s'y passe. Le vrai caractère des hommes qui habitent l'intérieur de cet immense et redoutable Empire est une énigme pour la plupart des Européens. Si tous les voyageurs, par des motifs divers, se donnent le mot pour taire, ainsi que vous le faites, les vérités désagréables qu'on peut dire à ce peuple et aux hommes qui le gouvernent, il n'y a pas de raison pour que l'Europe sache jamais à quoi s'en tenir sur cette prison modèle. Vanter les douceurs du despotisme, même lorsqu'on est hors de ses atteintes, c'est un degré de prudence qui me paraît criminel. Certes, il y a là un mystère inexplicable; si je ne l'ai pas pénétré, j'ai du moins échappé à la fascination de la peur, et c'est ce que je prouverai par la sincérité de mes narrations.»

* * * * *

En terminant ces longs récits, je crois devoir communiquer aux lecteurs une pièce que je regarde comme authentique. Il ne m'est pas permis de dire par quel moyen j'ai pu me la procurer; car bien que les faits qu'on y raconte soient maintenant du domaine de l'histoire, il serait dangereux à Pétersbourg d'avouer qu'on s'en occupe; ce serait au moins se rendre coupable d'inconvenance: c'est le mot d'ordre pour désigner prudemment les conspirations. Tout le monde sait cela, dit-on aux Russes; oui, répondent-ils, mais personne n'en a jamais entendu parler. Sous le bon et grand prince Ivan III, on montait sur l'échafaud comme intrigant; aujourd'hui un homme pourrait bien expier en Sibérie le crime d'inconvenance.

Cette pièce, traduite du russe par la personne qui me l'a procurée, est la relation de la captivité et du renvoi en Danemark.

GÉNÉALOGIE DES PRINCES ET PRINCESSES DE BRUNSWICK.

I. MICHEL ROMANOFF. Mort en 1645. | | II. ALEXIS. Mort en 1676. marié à NATALIE NARISCHKIN. | | | | III. THÉODORE ou FÉDOR III. Mort sans postérité en 1682. | | | | IV. JEAN ou IVAN V. Mort en 1696. | | | | | | CATHERINE, mariée au prince de Mecklembourg. | | | | | | | | ÉLISABETH, mariée à Antoine Ulrich de Brunswick, et morte | | | | ainsi que lui dans l'exil. | | | | | | | | | | IX. JEAN VI, détrôné, enfermé à Schlusselbourg. | | | | | Mort en 1764, à 22 ans. | | | | | | | | | | CATHERINE. Morte en 1807, à 65 ans. | | | | | | | | | | ÉLISABETH. Morte en 1782, à 39 ans. | | | | | | | | | | PIERRE. Mort en 1798, à 53 ans. | | | | | | | | | | ALEXIS. Mort en 1787, à 41 ans. | | | | | | | | | | N. B. À la mort de ces cinq princes et princesses | | | | | s'éteignit la branche de JEAN V. | | | | | | ANNE, duchesse de Courlande. Morte sans enfants en 1740. | | | | SOPHIE. Morte dans un monastère en 1704. | | | | V. PIERRE-LE-GRAND. marié à EUDOXIE LAPUCHIN. Morte en 1731. | | | | | | ALEXIS[44], marié à une princesse de | | | Brunswick. | | | | | | | | VII. PIERRE II. Mort sans postérité. | | | | | marié à CATHERINE Ire. Morte en 1727. | | | | | | ANNE, mariée à Frédéric de | | | Holstein-Gottorp. Morte en 1726. | | | | | | | | XI. PIERRE III. Mort en 1762. | | | | | | | | marié à XII. CATHERINE-LA-GRANDE. Morte | | | | en 1798. | | | | | | | | | | XIII. PAUL. Mort en 1762. | | | | | | | | | | marié à MARIE DE WURTEMBERG. | | | | | | | | | | | | XIV. ALEXANDRE. Mort en 1825. | | | | | | | | | | | | CONSTANTIN. | | | | | | | | | | | | XV. NICOLAS Ier. | | | | | | | | | | | | MICHEL. | | | | | | X. ÉLISABETH. Morte sans postérité en 1764.