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Melgunof resta à Cholmogory six jours et il vit habituellement les princes et les princesses; il dînait tous les jours chez eux avec le gouverneur, et quelquefois il y soupait. Après le dîner il passait avec eux une bonne partie de la journée, employant le temps à jouer aux cartes, au jeu appelé tressette[46] fort ennuyeux pour lui à ce qu'il dit, mais pour eux très-amusant.

Pendant cet espace de temps, il tâcha, d'après les ordres qu'on lui avait donnés, de s'assurer de l'état de la santé des prisonniers, de leurs caractères et de leurs facultés intellectuelles.

Voici comment Melgunof dépeint les membres de la famille de Brunswick:

«La sœur aînée, Catherine, a trente-six ans; elle est d'une taille mince et petite, elle a le teint blanc et ressemble à son père. Dans son enfance, elle a perdu l'ouïe et elle a la parole tellement embarrassée, qu'il n'est pas possible de comprendre ce qu'elle dit. Ses frères et sa sœur correspondent avec elle par signes. Malgré cela, elle a tant d'intelligence que lorsque ses frères et sa sœur, sans faire aucun geste, lui disent quelque chose, elle les comprend par le seul mouvement de leurs lèvres. Elle leur répond quelquefois tout bas, quelquefois tout haut, tellement que celui qui n'est pas accoutumé à un tel langage, n'y peut rien comprendre. On voit, par sa conduite, qu'elle est timide, polie et modeste, d'un caractère doux et gai: voyant que les autres rient en parlant, quoiqu'elle ne comprenne pas le sujet de leur conversation, elle rit avec eux. Au reste, elle est d'une forte constitution: seulement le scorbut a fait noircir ses dents, dont quelques-unes même sont gâtées.

«La sœur cadette, Élisabeth, a trente ans. En tombant du haut en bas d'un escalier de pierre, à l'âge de neuf ans, elle s'est blessée à la tête, et depuis ce temps-là, elle a souvent des maux de tête, particulièrement à l'époque des changements de température. Pour combattre ce mal, on lui a fait un cautère au bras droit. Elle est sujette aussi à de fréquentes attaques de maux d'estomac. Pour sa taille et ses traits, elle ressemble à sa mère. Elle surpasse de beaucoup ses frères et sa sœur en facilité d'élocution et en intelligence. Ils lui obéissent en tout; le plus souvent, c'est elle qui parle et répond au nom de tous, et elle relève quelquefois leurs fautes de langage. En 1777, à la suite d'une fièvre et d'une maladie de femme, elle fut quelques mois aliénée; mais elle s'est rétablie, et à présent elle est en bonne santé. On ne peut s'apercevoir qu'il y ait en elle quelque chose d'extraordinaire; sa prononciation et celle de ses frères fait reconnaître le lieu où ils sont nés et où ils ont été élevés.

«L'aîné des frères, Pierre, a trente-cinq ans. Dès son enfance, et par suite de négligence, il est devenu bossu par devant et par derrière; mais cette difformité est presque imperceptible. Il a le côté droit un peu de travers, et une de ses jambes est torse. Il est très-simple d'esprit, timide et silencieux. Toutes ses idées, ainsi que celles de son frère, ne sont que des idées d'enfants; son caractère est assez gai: il rit et même aux éclats lorsqu'il n'y a rien de risible. De temps en temps, il a des attaques hémorroïdales; du reste, il est d'une bonne constitution; cependant il est épouvanté, et même il s'évanouit lorsqu'on parle de sang. Il attribue cette crainte excessive à ce que sa mère, lorsqu'elle le portait dans son sein, s'effraya extraordinairement de ce qu'elle s'était coupée au doigt et voyait couler son sang.

«Le plus jeune des frères, Alexis, a trente-quatre ans. Avec la même simplicité d'esprit que son frère aîné, il semble cependant qu'il est un peu plus adroit, plus hardi et plus sérieux. Sa constitution est saine et son naturel assez gai. Les deux frères sont de petite taille, ils ont le teint clair et ressemblent à leur père.

«Les frères et les sœurs vivent entre eux en bonne intelligence; aussi sont-ils doux et humains. Pendant les étés ils travaillent dans leur jardin, gardent les poules et les canards et leur donnent la nourriture; en hiver ils glissent à qui mieux mieux sur l'étang qui se trouve dans le jardin. Ils lisent dans leurs livres de prières d'église, et jouent aux cartes et aux échecs. Outre cela, les deux filles s'occupent quelquefois à coudre; c'est en cela que consistent toutes leurs occupations.»

V.

La supériorité qu'Élisabeth avait sur ses frères fit que Melgunof observa cette princesse avec plus d'attention, et qu'il entra plus souvent en conversation avec elle. Entre autres choses, elle dit à Melgunof qu'avant que son père fût devenu aveugle, il s'était souvent adressé ainsi qu'eux à l'Impératrice, mais que leurs requêtes avaient été renvoyées; qu'ils n'osaient plus en adresser d'autres et craignaient d'avoir irrité Sa Majesté. Sur la demande de Melgunof en quoi consistaient ces pétitions, Élisabeth répondit: «Notre père et nous, quand nous étions encore jeunes, nous avons demandé qu'on nous élargit; quand notre père est devenu aveugle, et que nous sommes devenus grands, nous avons demandé la permission de nous promener, mais nous n'avons reçu aucune réponse là-dessus.»

Melgunof ayant assuré Élisabeth qu'elle avait tort de croire que l'Impératrice fût irritée contre eux, lui demanda: «Où donc votre père avait-il dessein d'aller avec vous?» Elle lui dit: «Notre père voulait s'en aller dans son pays; alors nous aurions bien désiré vivre dans le grand monde. Dans notre jeunesse, nous désirions encore acquérir l'usage du monde; mais dans notre situation actuelle, il ne nous reste plus rien à désirer, sinon de vivre et de mourir ici dans la solitude. Ici, par la grâce de l'Impératrice, notre bienfaitrice, nous sommes tout à fait contents. Jugez vous-même: pouvons-nous désirer quelque chose de plus? Nous sommes nés ici, nous sommes accoutumés à ces lieux, nous y avons vieilli. À présent nous n'avons pas besoin du monde, il nous serait même insupportable, car nous ne savons pas comment nous conduire avec les gens, et il est trop tard pour l'apprendre. Ainsi nous vous prions, ajouta-t-elle avec des larmes et des génuflexions, de nous recommander à la merci de Sa Majesté, afin qu'il nous soit permis seulement de sortir de la maison pour aller nous promener dans la prairie; nous avons entendu dire qu'il y a là des fleurs qu'on ne trouve pas dans notre jardin. Le lieutenant-colonel et les officiers qui sont dans ce moment auprès de nous sont mariés; nous demandons qu'on permette à leurs femmes de venir chez nous, et à nous d'aller chez elles pour passer le temps, car nous nous ennuyons quelquefois. Nous prions aussi qu'on nous donne un tailleur qui puisse coudre pour nous des habits. Par la grâce de l'Impératrice, on nous envoie de Pétersbourg des cornettes, des coiffes et des toques, mais nous ne nous en servons pas, parce que ni nous ni nos servantes nous ne savons comment les ajuster et les porter. Faites-nous la grâce de nous envoyer un homme qui sache nous conseiller en cela. Le bain dans le jardin est trop près de nos appartements de bois; nous craignons que le feu qu'on y allume ne nous incendie, ordonnez qu'on le transporte plus loin.» À la fin elle supplia avec larmes d'augmenter les appointements des domestiques et des servantes, et de leur permettre la libre sortie de la maison comme on l'avait permis aux autres employés. Elle ajouta: «Si vous nous accordez cela, nous serons satisfaits, et nous n'élèverons plus aucune difficulté, nous ne désirerons rien de plus, et nous serons contents de rester dans la même situation toute notre vie.»