Naïve et sublime bonne foi d'un soldat, qui pense que l'échafaud de
Robespierre peut entacher une renommée! Quoi de plus touchant que cette
autorité supposée au bourreau par la victime?
La veille de sa mort, mon grand-père revit une dernière fois sa belle-fille; ma mère, en arrivant près de lui, fut surprise de ne plus le trouver dans son cachot, et de le voir bien établi, dans une bonne chambre. «On m'a délogé cette nuit,» dit-il, «pour me faire céder ma place à la Reine; parce que mon premier logement était le plus mauvais de la prison.»
Peu d'années auparavant, il avait perdu, dans un hiver, 300 000 francs au jeu de la Reine, à Versailles; dans ce temps-là, Marie-Antoinette, brillante, enviée, eût regardé comme un visionnaire, celui qui lui aurait montré la Conciergerie, en lui disant que ce serait son dernier asile. Mon grand-père, qui l'avait adorée comme toute la cour, ne pouvait penser, sans attendrissement, au sort de cette fille de Marie-Thérèse; il s'oubliait lui-même en voyant les revers de fortune de cette femme, si fière avec les grands de sa cour, si affable avec ses inférieurs; et il ne pouvait s'étonner assez de la singularité de leur rencontre au pied de l'échafaud.
Durant le procès du général Custine, mon père avait écrit et fait imprimer une défense modérée, mais franche, de la conduite politique et militaire de son père. Cette défense qu'il avait fait placarder sur les murs de Paris, fut inutile; elle ne fit qu'attirer sur l'auteur la haine de Robespierre et du parti de la Montagne, déjà fort irrité contre lui à cause de ses liaisons avec tous les hommes généreux et raisonnables de ce temps-là. Dès lors sa perte fut jurée; peu de temps après la mort de son père, il fut mis en prison. À cette époque, la terreur avait fait de rapides progrès en France; être arrêté, c'était être condamné; on n'était plus jugé que pour la forme.
Ma mère encore libre, quoique sa conduite pendant le procès de son beau-père eût fixé sur elle l'attention publique, obtint la permission d'entrer tous les jours à la Force pour y voir son mari. Apprenant que la mort très-prochaine de mon père était résolue, elle mit tout en œuvre pour lui procurer les moyens de s'évader: belle comme elle l'était et plus que belle, charmante, elle parvint à intéresser même la fille du concierge au sort du jeune prisonnier. Toutefois, ce ne fut qu'à force d'argent et de promesses qu'elle put la décider à exécuter un plan d'évasion qu'elle avait conçu en examinant attentivement les localités.
Mon père n'était pas d'une grande taille: il était délicat, il avait encore assez de jeunesse et une assez jolie figure pour qu'on pût l'habiller en femme sans attirer les regards. Chaque fois qu'elle sortait de la prison, ma mère, uniquement occupée de son projet, descendait jusque dans la rue accompagnée de la fille du concierge: les deux femmes passaient ensemble devant les factionnaires, les corps de garde et les municipaux de service; ces gens habitués à voir la fille du geôlier escorter ainsi tous les étrangers qui pénétraient dans la prison, s'en rapportaient à cette jeune personne du soin de fermer les portes de l'escalier, après le départ des parents ou des amis de chaque prisonnier. Depuis la mort de son beau-père, ma mère était en grand deuil; elle portait toujours un chapeau et un voile noirs, bien que ce costume fût dangereux dans les rues, car, à cette époque désastreuse, on n'affichait pas impunément la douleur. Il fut convenu qu'au jour indiqué mon père prendrait les habits de sa femme dans la prison, que ma mère se costumerait comme la fille du geôlier, et que tandis que celle-ci descendrait dans la rue par un autre escalier, le prisonnier et la fausse Louise sortiraient ensemble par la porte ordinaire et de la manière essayée maintes fois par les deux femmes. On partirait un peu avant l'heure où les lampes s'allumaient, afin de profiter de la brune; c'était au commencement de janvier. La véritable Louise, la fille du geôlier, était jolie et presque aussi blonde et aussi fraîche que l'était ma mère dont les chagrins, à vingt-deux ans qu'elle avait à peine, n'avaient pu altérer ni la beauté ni la santé. On était convenu que la jeune fille, en passant par des détours connus d'elle seule, arriverait de son côté dans la rue en même temps que le prisonnier, lequel avant de monter en fiacre, lui donnerait à l'heure même trente mille francs en or qui seraient apportés dans la rue par un ami de ma mère. On lui assurait en outre une pension viagère de deux mille francs dont on lui remettrait en même temps le contrat signé.
Toutes choses bien calculées, bien combinées, on prit jour pour l'exécution. Ce jour avait été choisi par Louise elle-même, d'après l'humeur et le caractère des municipaux de garde qu'elle connaissait tous, et dont quelques-uns lui paraissaient moins redoutables que les autres; il tomba justement sur l'avant-veille de celui où mon père devait être conduit à la Conciergerie et de là au tribunal, c'est-à-dire à la mort: on était au mois de janvier 1794.
La veille de ce jour solennel on crut devoir faire une répétition dans la chambre de mon père, où les habillements de chacune des trois personnes qui allaient jouer leur rôle dans la scène du lendemain, furent essayés avec un soin minutieux.
Ma mère rentra chez elle pleine d'espérance: elle ne devait revenir à la prison que le jour suivant vers le soir et une heure seulement avant d'en sortir avec mon père.
Les atrocités politiques se multipliaient: la veille même du jour choisi pour l'évasion, la Convention décréta la peine de mort contre quiconque favoriserait la fuite d'un prisonnier politique. La loi disait qu'on poursuivrait avec une égale rigueur le complice et le receleur, enfin vous aurez peine à le croire, elle condamnait à la même punition que les coupables, tous ceux qui ne les auraient pas dénoncés!…
Le journal dans lequel cette loi monstrueuse fut publiée, n'était pas de ceux qu'on cachait aux prisonniers. Il fut placé à dessein sous les yeux de mon père, par le geôlier de la Force, le père de Louise. Ceci eut lieu le matin du jour choisi pour l'évasion.
L'après-midi, un peu avant l'heure convenue, ma mère arrive à la prison. Elle trouve au bas de l'escalier Louise fondant en pleurs. «Qu'as-tu, ma fille?» lui dit ma mère.»—«Ah! madame,» répond Louise, oubliant dans ce moment le tutoiement de rigueur, «ah! madame, venez le décider, vous seule pouvez encore lui sauver la vie; depuis ce matin je suis à le supplier inutilement; il ne veut plus entendre parler de notre projet.»
Ma mère craignant d'être espionnée, monte l'escalier tournant sans répondre, Louise la suit. Cette bonne fille, avant d'entrer dans la chambre du prisonnier, retient une seconde fois ma mère sur le palier et lui dit très-bas: «Il a lu le journal.» Ma mère devine le reste: connaissant l'inflexible délicatesse de cœur de son mari, elle s'arrête avant d'ouvrir la porte; ses genoux manquent sous le poids de son corps, elle chancelle comme si elle le voyait déjà monter à l'échafaud. «Viens avec moi, Louise,» dit-elle, «tu auras plus de pouvoir que moi pour le vaincre, car c'est pour ne point exposer ta vie qu'il veut sacrifier la sienne.» Louise entre chez mon père, la porte se referme, et là commence à voix basse une scène que vous vous figurerez mieux que je ne pourrai vous la décrire. D'ailleurs ma mère n'a trouvé la force de me la conter qu'une seule fois, il y a bien longtemps et encore en abrégeant les détails.
«Vous ne voulez plus vous sauver,» dit ma mère en entrant; «votre fils va donc rester orphelin, car je mourrai aussi, moi.
—Sacrifier la vie de cette fille pour conserver la mienne: c'est impossible.