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Robert Silverberg et Karen Haber

La saison des mutants

INTRODUCTION

par Robert Silverberg

Le mutant – ce visiteur inconnu, ce mystérieux étranger, cet autre nous qui cache sa différence – est l’une des grandes figures mythiques de la science-fiction. Si celle-ci est, comme je le crois, une littérature du changement, une exploration des infinis possibles, alors le mutant en est la quintessence active, qui nous confronte d’on ne peut plus près avec ce territoire de l’altérité, au cœur même du protoplasme de la cellule humaine.

Le mot en lui-même l’indique. Mutare, en latin, signifie « changer ». À partir de ce verbe, le botaniste généticien hollandais Hugo De Vries a introduit, vers la fin du XIXe siècle, les termes « mutation » et « mutant ». De Vries, au cours de ses expériences sur la croissance des primevères, avait observé, en effectuant croisement sur croisement de diverses variétés, de brusques et spectaculaires modifications de la fleur. Ses recherches l’amenèrent à la conclusion que tous les êtres vivants étaient sujets à de telles modifications, ou mutations, et qu’il était fréquent que ces formes mutantes transmettent leurs altérations aux générations suivantes. Ainsi, le processus de l’évolution peut-il être lui-même considéré comme une succession de mutations.

Les théories de De Vries ont depuis longtemps été confirmées par la génétique moderne. Nous savons aujourd’hui que l’apparence physique des organismes vivants est déterminée par des unités connues sous le nom de gènes, unités localisées à l’intérieur des nuclei, les noyaux des cellules ; les gènes eux-mêmes sont composés de molécules complexes organisées selon des structures élaborées, et toute altération dans la structure (ou « code ») du matériel génétique de nature à substituer une molécule à une autre va engendrer une mutation. Les mutations s’opèrent de façon spontanée dans la nature, déclenchées par des processus chimiques à l’intérieur du noyau ou sous des conditions de température particulières, ou encore si le gène est exposé à l’attaque de rayons cosmiques ; elles peuvent également être provoquées artificiellement, en soumettant le noyau à l’action des rayons X, de la lumière ultraviolette ou d’une autre forte radiation.

Les mutations sont rarement spectaculaires. Les mutants qui diffèrent de leurs parents de façon saisissante – ceux qui ont trois têtes ou pas d’appareil digestif – ont tendance à ne pas survivre très longtemps, soit parce que leur mutation les rend incapables de remplir les fonctions normales de l’existence, soit parce qu’ils sont rejetés par leurs géniteurs. Les formes de vie qui réussissent à transmettre leurs mutations à leurs descendants ne sont généralement que très peu altérées : les grands changements dans l’évolution résultent d’une accumulation de petites mutations, plutôt que d’un bond génétique flagrant.

Le thème du mutant a longtemps été un des thèmes favoris des écrivains de science-fiction. Les expériences du biologiste H. J. Muller, pionnier dans le domaine, qui démontra en 1927 que la radiation pouvait être utilisée pour provoquer des mutations sur les mouches drosophiles, ont donné naissance presque immédiatement à toute une école de récits spéculatifs sur les mutants. Sous la plume de l’un des grands écrivains des débuts de la science-fiction, John Taine (pseudonyme du mathématicien Eric Temple Bell), est né en 1929 The Greatest Adventure, roman dans lequel on voit remonter depuis les profondeurs de l’Océan d’étranges cadavres de reptiles géants, lesquels se révèlent le résultat d’expériences de mutation pratiquées par une ancienne civilisation qui aurait vécu dans l’Antarctique. Du même John Taine, L’étoile de fer, paru l’année suivante, décrivait les singuliers effets mutagènes produits par un météore sur la faune d’une contrée africaine ; et dans Germes de vie, en 1931, c’était un homme qui se voyait doté de pouvoirs surhumains par suite d’irradiation, pouvoirs qu’il transmettait à la génération suivante. Dans sa nouvelle « He That Hath Wings » (1938), Edmond Hamilton racontait la naissance d’un enfant mutant chez un couple qui avait été exposé aux radiations. Beaucoup d’autres récits du même genre furent publiés, dont la plupart prenaient de grandes libertés avec les connaissances scientifiques du moment, au bénéfice de l’effet dramatique.

Avec l’explosion des premières bombes atomiques en 1945, fut révélée à la face du monde l’idée que l’irradiation pouvait être génératrice de mutations, idée qui devait devenir, ce qui ne surprendra personne, un des thèmes obsessionnels de la science-fiction d’après-guerre – à tel point que le rédacteur en chef du principal magazine de l’époque, qui au départ avait demandé à ses auteurs d’examiner en détail les implications scientifiques et sociologiques suscitées par l’ère atomique, dut finalement appeler à un moratoire sur les récits traitant du péril atomique, lesquels commençaient à accaparer toutes les pages de la revue. Ce fut au cours de cette période, néanmoins, que parurent les meilleures œuvres écrites sur le thème – en particulier la série de nouvelles de Henry Kuttner publiées entre 1945 et 1953 et regroupées sous le titre Les mutants, dans lesquelles des mutants télépathes vivant parmi les humains normaux font l’objet de persécutions, ainsi que Les enfants de l’atome (1948-1950), de Wilmar Shiras, récit poignant d’enfants mutants doués d’une intelligence supérieure. Depuis, le mutant n’a cessé de jouer un rôle substantiel dans l’imagination des auteurs de science-fiction. Il apparaît dans le classique du genre : Un cantique pour Leibowitz, de Walter Miller, dans la série « Fondation » d’Isaac Asimov, dans les romans de John Wyndham, dans une foule de récits signés Robert A. Heinlein, et aussi – régulièrement, et toujours pour inspirer la terreur – au cinéma. En science-fiction, le mutant est la métaphore de l’étranger, de l’être solitaire, de la supercréature rejetée par la société. Le thème de la mutation constitue d’ailleurs l’un des outils les plus efficaces mis à la disposition de la science-fiction pour étudier la nature de l’homme et de la société, les relations entre les êtres, et le destin ultime qui attend notre espèce.

Un mot au sujet de l’élaboration de ce livre.

En 1973, j’ai publié une très courte nouvelle, « La saison des mutants », dans laquelle, en quelques pages, j’esquissais l’idée que les mutants vivent depuis de nombreuses années parmi nous, clandestinement infiltrés dans notre société – comme une tribu gitane qui serait restée secrète –, et qu’ils se décident enfin aujourd’hui à se montrer au grand jour. Je me contentais de suggérer, plutôt que de développer en détail, quels effets cette hypothèse pourrait avoir à la fois sur notre société et sur les mutants eux-mêmes. Et j’en restai là.

Des années plus tard, mon excellent ami Byron Preiss, à l’infatigable ingéniosité, me fit remarquer que le sujet impliquait une matière beaucoup plus vaste qu’il me serait peut-être agréable d’explorer sur une plus longue distance – et pourquoi pas une série de romans que j’écrirais en collaboration avec ma femme, Karen Haber, laquelle commençait justement sa propre carrière d’écrivain de science-fiction. Ma première réaction fut la surprise. « La saison des mutants » était un récit tellement court – à peine quelque deux mille mots – que la perspective de l’exploiter sur la longueur de plusieurs romans me parut bizarre. Et puis je le relus, et me rendis compte que Byron était dans le vrai : j’avais introduit dans ces quelques pages toute une société que j’avais ensuite laissée déserter mon esprit.