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Joanna faisait un travail héroïque avec les gosses. Et lui faisait de son mieux pour participer, pour être présent, pour éviter de donner son avis chaque fois qu’il jugeait préférable qu’ils apprennent par eux-mêmes…

Ah, ces foutues opinions ! McLeod serra les poings de frustration. Il se devait, certes, d’observer une certaine bienséance vis-à-vis des mutants. Mais ils lui donnaient la chair de poule. Même à l’armée, il s’en était tenu à l’écart. À cause d’eux, sa fille avait failli se faire tabasser. Ou pire. Et voilà qu’aujourd’hui elle voulait sortir avec ce garçon…

La moitié du temps, j’ai l’impression d’être un mutant dans cette famille.

— Bill, si tu n’arrêtes pas de bouger, je n’arriverai jamais à dormir, grommela Joanna d’une voix somnolente. Qu’est-ce que tu rumines encore ? C’est Kelly ?

— Oui.

— Un peu de patience. C’est de son âge, tu le sais.

— Grâce à Dieu, on n’a dix-sept ans qu’une fois.

— Amen, fit Joanna en se blottissant contre son mari dans le noir. Qu’est-ce qui te tracasse exactement ?

— Cette remarque qu’elle a faite, qu’elle se sent comme un mutant. Tu crois qu’elle le pensait vraiment ?

Joanna eut un petit rire.

— Bien sûr. Au moment où elle l’a dit. Elle voulait seulement te choquer. Et on dirait bien qu’elle y a réussi.

— Elle a l’air malheureuse. Ça me donne du souci.

— Je ne pense pas qu’elle soit plus malheureuse que je ne l’étais à son âge. Ou toi.

— Et pourtant elle n’est privée de rien ici !

— Bill, si tu cessais de t’inquiéter. Tu es un père formidable. Oublie un peu cette histoire de mutant. Pour moi, ça lui donne quelque chose contre quoi se révolter. Je suis certaine qu’elle finira par perdre cette fascination qu’elle éprouve pour eux ; sois patient.

— C’est ton domaine, pas le mien.

— Écoute, j’ai une idée qui devrait te faire oublier complètement tes inquiétudes…

Elle commença à l’embrasser dans le dos, puis lui caressa la poitrine de ses lèvres, et descendit lentement.

— Pourquoi ai-je parfois le sentiment qu’on me traite comme un objet sexuel ?

Malgré la lueur que diffusait l’horloge, il faisait trop sombre pour qu’il pût distinguer son sourire. Mais il le devina à sa voix :

— Arrête de te plaindre. Laisse-toi aller et profites-en.

4

La paroi d’acier étincelant glissa sur son rail, et la porte de l’ascenseur se referma dans un chuintement.

— Quel étage, s’il vous plaît ? ronronna la voix électronique de la cage.

— Quinzième, répondit sèchement Andie qui avait horreur de parler à des machines.

L’ascenseur s’éleva lentement et sans bruit. Andie se trouvait seule dans la cabine et elle en profita pour s’étirer et observer son reflet déformé sur la surface polie de la porte. Vivre toute une vie avec un cou à la Modigliani, surmonté d’un visage style Picasso, les deux yeux placés du même côté du nez, elle avait peine à se l’imaginer. C’était ainsi qu’elle s’était représenté les mutants la première fois qu’elle en avait entendu parler, alors qu’elle n’était qu’une enfant. Avant qu’on ne les voie en classe et dans les rues, ou siégeant au gouvernement.

L’ascenseur s’immobilisa et la porte glissa sur son rail pour laisser entrer Karim Fuentes, le premier adjoint du sénateur Craddick, et Carter Pierce, le patron du lobby des superconducteurs coréens, de l’épissage génétique brésilien et des alliages plastiques français.

— Andie, vous m’avez l’air en pleine forme, s’exclama Fuentes en adressant à la jeune femme l’un de ses sourires éblouissants. Vous connaissez Carter ?

— Nous nous sommes rencontrés.

Malgré elle, elle n’était pas insensible au physique de Karim, son teint basané, son charme naturel. En revanche, les relations politiques et les manchettes en soie à la française de Pierce la laissaient froide. De toute façon, elle n’avait jamais aimé les hommes blonds. Pour sa part, Pierce évitait le bureau de Jacobsen avec un entêtement qui tenait de la phobie.

— Comment allez-vous ? ajouta Andie.

— C’est à vous qu’il faudrait demander cela ! rétorqua Pierce d’un ton suffisant en admirant son reflet et en ajustant sa cravate.

L’espace d’un instant, Andie eut envie de sortir de l’ascenseur, mais la perspective de grimper huit étages à pied ne lui plaisait guère et elle décida de rester. Elle pourrait toujours tuer Pierce.

— Pardon ? demanda-t-elle.

Pierce lui décocha un sourire entendu.

— Eh bien, nous avons entendu parler de cette lettre piégée. Ce n’est pas la première, n’est-ce pas ? Ce genre d’incident ne vous rend pas un peu nerveuse ? Je veux dire : vous travaillez pour une cible évidente en étant au service d’Eleanor Jacobsen.

Andie haussa les épaules.

— Pour moi, c’est un privilège de travailler pour quelqu’un comme le sénateur Jacobsen. L’administration publique est tout aussi risquée, Carter. N’importe qui peut y devenir une cible. Même vous.

Elle arrêta son regard sur la cravate jaune à barrette métallique et envisagea un instant la possibilité de s’en servir pour étrangler l’homme.

— Brrr, fit-il. (Il attendit quelques secondes avant de poursuivre.) Je n’invente rien, mademoiselle Greenberg. Il est clair qu’en travaillant pour certaines personnes, on s’expose à des dangers particuliers.

— Et alors ?

— Je me demande simplement comment vous vivez cela.

— Carter… intervint Fuentes apparemment mal à l’aise.

— Disons, rétorqua Andie avec un sourire mielleux d’où coulait cependant le venin, que ça rapporte certainement plus de travailler nuit et jour à brader ce qui reste de l’industrie de ce pays pour le compte d’intérêts étrangers. Excusez-moi, je descends ici.

La porte s’ouvrit et la jeune femme sortit, furieuse.

— Andie, attendez.

Elle se retourna, prête à répliquer, mais Fuentes était le seul à l’avoir suivie.

— Oui ?

— Je suis navré pour Carter. Comprenez-le, c’est à cause de ce truc…

Fuentes jeta un œil inquiet sur le couloir plein de monde et se rapprocha.

— Quel truc ?

— Au sujet des… Vous savez bien, dit-il dans un chuchotement.

— Des mutants ? demanda Andie entre ses dents serrées.

— Oui. Il est d’avis qu’on devrait tous les envoyer à la base martienne quand celle-ci ouvrira. Enfin, quelque chose comme ça, fit-il en haussant les épaules.

— C’est marrant. C’est ce que je me dis d’habitude en pensant à Carter. (Fuentes émit un petit rire, ce qui eut pour effet de la détendre un peu.) Et vous, Karim, que pensez-vous des mutants ?

Le sourire s’effaça. L’homme baissa un instant les yeux, puis posa un regard grave et pénétrant sur ceux de la jeune femme.

— Je pense qu’ils ont droit à être représentés comme n’importe qui d’autre. Et droit à la tranquillité. Je n’en connais aucun vraiment bien, mais Jacobsen me paraît intelligente, dévouée et efficace. Elle fait son boulot comme il faut, en dépit de l’attention dont elle est l’objet de la part des médias. Que demander de plus à un sénateur ? Vous n’êtes pas sans arrêt à remettre de l’ordre derrière elle, comme moi avec Craddick.