« Michael Ryton, un appel sur la ligne deux », annonça la voix électronique au moment où le jeune homme franchissait la porte. Il suspendit sa parka orange, se précipita dans son bureau et alluma l’écran. Andréa Greenberg le regardait, le visage sombre.
— Michael, est-ce que votre père est dans les parages ?
— Il est en réunion.
— En ce cas, c’est à vous que je dois annoncer la nouvelle. (Elle ébaucha un sourire.) Ne m’en veuillez pas si je suis la messagère de mauvaises nouvelles.
— Que voulez-vous dire ?
— J’ai des renseignements concernant votre sœur.
— Mélanie ! Que lui est-il arrivé ? Elle est vivante ?
— Autant que je sache.
— Qu’entendez-vous par là ? demanda Michael en scrutant l’écran.
— Je n’ai aucune idée de l’endroit où elle se trouve en ce moment.
— Et avant, où était-elle ?
— Dans le Maryland. Elle vivait avec un homme.
— Mel ?
Michael se laissa tomber dans son fauteuil.
— Oui. Apparemment, elle l’a rencontré dans la boîte où elle travaillait comme danseuse exotique.
— Comme quoi ?
Michael réprima une irrésistible envie de rire. Sa petite sœur, si timide, dansant à moitié nue devant des étrangers ? Impossible. C’était absurde.
— Vous savez bien, une strip-teaseuse, crut bon de préciser Andie avec une certaine impatience. Enfin, il semblerait qu’ils se soient disputés et elle s’est enfuie en empruntant son glisseur.
— Oh là, oh là ! Elle lui a volé son glisseur ?
— Michael, je comprends que vous ayez du mal à croire…
— Elle l’a gardé ?
— Non. Il a été retrouvé le lendemain.
— Et où est-elle maintenant ?
— Je vous l’ai dit. Je n’en sais rien.
Michael se renversa dans son fauteuil.
— Je n’en crois rien. Une danseuse exotique… qui vivait avec un type et lui a volé son glisseur… (Il paraissait tout à fait ahuri.) Au moins, elle est vivante.
— Oui, mais je ne sais pas grand-chose d’autre.
— Comment s’appelle le type qui a porté plainte ?
— Benjamin Cariddi.
— Un non-mutant ?
— Apparemment. (Puis, au bout d’un instant :) Qu’allez-vous dire à vos parents ?
— La vérité, je crois. (Michael se frotta les paupières.) Maintenant, donnez-moi de bonnes nouvelles, Andie. Inventez-en, au besoin.
Elle lui sourit affectueusement.
— Le sénateur Jeffers travaille sur l’abrogation du Principe d’Équité.
— Il serait temps.
— Comment ça se passe avec votre petite amie normale ?
Le visage de Michael s’éclaira.
— Super ! Kelly est formidable.
— Ça a l’air sérieux.
— Je l’espère. Je voudrais qu’on se marie l’année prochaine. Mais elle parle d’aller à l’université.
— On ne peut pas concilier les deux ?
— Sans doute, dit-il. Mais ce n’est peut-être pas ce qu’elle pense.
— En tout cas, je souhaite que les choses s’arrangent comme vous le voulez, Michael. Les mariages mixtes sont une sorte de pari.
Il haussa les épaules.
— Quel mariage ne l’est pas ?
— Je n’en sais rien. Pas encore, ajouta Andie en riant. Eh bien, bonne chance. Et envoyez-moi un carton d’invitation.
Un clin d’œil et elle se volatilisa. Michael resta assis un long moment devant l’écran bleu désormais vide.
18
À trois heures moins cinq, Andie entra dans le bureau de Jeffers, son bloc-écran à la main. Elle nota avec satisfaction la présence sur la table de la mince chemise verte. Jeffers avait fourni des dossiers, des chiffres et des témoignages démontrant que ses comptes étaient parfaitement en règle. Andie avait hâte de voir la tête que ferait Jacqui Renstrow quand elle s’apercevrait qu’elle rentrait bredouille de sa partie de pêche.
Jeffers regarda sa montre.
— Elle est en retard.
— Ça semble être une habitude chez elle, remarqua Andie, installée sur le canapé marron. Accordons-lui encore cinq minutes.
— C’est tout ce que je peux me permettre, déclara Jeffers avec un certain agacement. L’Union des Mutants va arriver, et cela nous prendra le reste de l’après-midi.
— Tant pis pour elle. Je vais en profiter pour rassembler tes notes pour la réunion.
À 3 h 25, il n’y avait toujours pas la moindre trace de Jacqui Renstrow. Andie était furieuse.
— Je savais bien qu’elle essayait seulement de nous prendre en défaut pour semer la pagaille, dit-elle en tambourinant sur le bureau.
— On arrête les frais, Andie. (Le front de Jeffers était redevenu détendu, de même que sa voix.) Elle a dû trouver un plus gros poisson à mettre sur le gril. D’ailleurs, ça nous arrange. J’ai maintenant un peu plus de temps pour préparer cette réunion.
— Elle aurait pu au moins appeler.
— Peu importe. Ces notes sont prêtes ? Et rappelle-toi, je veux que ce meeting soit enregistré pour qu’on puisse le transcrire et le diffuser par la suite.
— Tout à fait. Et en tirer des extraits pour ton bulletin fax.
Andie tapa ses notes sur l’ordinateur de son patron. Elle avait réservé la salle de conférences Madison, avec double écran et magnétoscope.
À 4 h 05, tous les sièges étaient occupés par les mutants. Andie était restée au fond, soudain consciente de sa différence au milieu de tous ces yeux dorés.
Jeffers trônait face à l’assistance, s’offrant sans retenue à la lumière rose et blanc des projecteurs.
— Mes amis, je tiens à vous faire part de nos dernières avancées, commença-t-il. Comme vous le savez sans doute, j’ai déposé un projet de loi visant à abroger le soi-disant Principe d’Équité.
De bruyants applaudissements s’élevèrent de l’auditoire, ainsi que des sifflets et des cris d’approbation. Jeffers attendit que cesse le vacarme et poursuivit :
— La lutte sera acharnée, ne nous méprenons pas. Les mutants font peur aux normaux. Nos talents leur font peur. (Il laissa un instant planer le silence.) Ai-je besoin de vous rappeler qu’il y a eu des morts parmi nous lorsque nous nous sommes manifestés pour la première fois dans les années 90 ? Et cette année, ils ont encore assassiné l’une des nôtres, ici même. Mais rien ne nous empêchera de reprendre nos droits. Nous sommes des citoyens et nous devons être traités comme tels. Il faudrait qu’ils nous éliminent tous pour que nous cessions d’exiger les droits qui sont les nôtres.
À nouveau, les applaudissements et les ovations déferlèrent sur Jeffers. Les membres de l’Union des Mutants se mirent debout et entonnèrent : « Nos droits ! Nos droits ! »
Sur leurs cous, leurs manches, les revers de leurs vestes, brillaient les boutons dorés de l’unité. Jeffers hochait la tête au rythme de leur incantation. Enfin, il leva les mains pour réclamer le silence.
— Il est temps pour nous d’aller de l’avant, de nous porter au cœur de la scène publique. Plutôt que de nous laisser exclure ou ignorer, nous devons exiger que les règles soient revues, que nous soit reconnu le droit d’exister. Il n’est pas question que nous nous retirions.
Un tonnerre d’applaudissements jaillit une nouvelle fois de l’assistance. Andie se demanda non sans une certaine perplexité ce qu’aurait pensé Eleanor Jacobsen du discours de son successeur. Nulle part, il n’y était question de coopération. Et cent paires d’yeux avides contemplaient Stephen Jeffers.
— Et une fois cet objectif réalisé, reprit celui-ci, nous irons encore plus loin. Nous ferons abroger les règlements qui restreignent notre droit à l’éducation. Ainsi que ceux qui nous refusent le droit à la sécurité dans l’exercice délicat de nos tâches gouvernementales. Et nous œuvrerons jusqu’à ce que toutes les portes nous soient ouvertes. Jusqu’à ce que la société ait enfin compris qu’il lui faut compter avec nous, et que nous nous soyons appropriés les rôles qui nous reviennent de droit comme leaders de cette société, et héritiers du monde de demain.