Sue Li fit le tour de la salle d’un regard auquel personne ne voulut répondre.
— Fort bien, déclara-t-elle. Puisque personne ne veut s’en occuper, c’est moi qui vais y aller.
Saisissant au passage une cape thermique accrochée au portemanteau près de la porte, elle sortit précipitamment dans la neige.
Deux semaines s’étaient écoulées depuis que l’on avait repêché le corps de Jacqui Renstrow dans le Potomac. La polémique autour du Principe d’Équité échauffait les esprits. Bill Edwards, Katharine Crewall et tous les autres grands journalistes de la télévision en étaient presque à camper devant le bureau de Jeffers. Andie comptait les jours qui la séparaient des vacances, impatiente de fuir la sonnerie ininterrompue du téléphone et les mêmes questions mille fois répétées. Cinq jours en Grèce, seule avec Jeffers ; elle ne se tenait plus de joie.
Un glisseur gris à la carrosserie aérodynamique se rangea le long du trottoir ; Ben Canay était au volant.
— Taxi, miss ?
Andie monta et referma soigneusement la portière.
— C’est vraiment gentil à vous, Ben, de m’accompagner à la station de la navette.
Il la gratifia d’un bref sourire tandis que le glisseur s’engageait sur la voie rapide.
— Tout le plaisir est pour moi, Andie. Vous n’allez pas traîner vos bagages dans le métro, et puisque Stephen doit vous retrouver à Santorin pour votre congé de Noël, j’ai pensé que le moins que je puisse faire était de vous offrir mes services comme chauffeur.
Canay faisait de tels efforts pour s’attirer ses bonnes grâces qu’Andie essaya de se montrer aimable.
— Belle voiture.
— Merci. Je viens de faire refaire l’intérieur.
— Tout en cuir ? Mon Dieu, c’est du luxe !
Canay se fendit d’un sourire.
— Disons plutôt que c’est une nécessité. Voyez-vous, ma petite amie l’a complètement bousillé.
— Ce glisseur ? Est-ce qu’elle fait ça souvent ?
— Ç’a été son cadeau de rupture. Après qu’elle me l’a volé. Heureusement que je suis assuré, dit Canay avec un gros rire.
Andie fronça les sourcils. La vie privée de Canay avait l’air plutôt compliquée.
Au feu proche de la station, une mutante aux formes épanouies et aux longs cheveux blonds traversa devant eux. Canay la suivit des yeux.
— Superbe ! s’écria-t-il avec un soupir.
— Vous avez un faible pour les mutantes ? demanda Andie. C’est assez rare chez les hommes non mutants.
— Je sais. Quoique, entre vous et moi, je soupçonne la majorité des hommes normaux de se demander ce que valent les mutantes au lit.
Il se tourna vers Andie et lui décocha un clin d’œil. Elle détourna la tête.
— Sans doute, se contenta-t-elle de dire.
— Quant à moi, je me considère comme un connaisseur, poursuivit Canay malgré l’attitude glaciale de sa passagère. Ma petite amie était mutante.
— Vraiment ? (Du coup Andie se tourna vers Canay pour l’observer.) Je ne pensais pas que les mutants se comportaient de façon aussi hystérique.
Canay haussa les épaules.
— Elle était contrariée. On s’était disputés.
La fille devait être piquée, songea Andie. Puis, à voix haute :
— Les couples mixtes, ça n’est pas si fréquent.
— Si l’on exclut les deux personnes ici présentes. Bon, disons que j’ai eu de la chance.
— On dirait qu’elle vous manque.
Il sourit.
— Oui. Ça n’est pas faux.
Au grand soulagement d’Andie, la station de la navette fut bientôt en vue, avec ses terminaux orange piquetés de lumières clignotantes. Canay gara le glisseur devant l’entrée des Olympic Airways, à proximité d’un roboporteur.
— Vous avez besoin d’un coup de main pour vos bagages ? demanda-t-il.
— Non merci, répondit Andie avant de sauter du véhicule.
— Amusez-vous bien avec le grand chef, dit Canay. Nous nous occuperons de tout jusqu’à votre retour.
Il agita la main et repartit.
Le roboporteur prit les bagages, valida le billet et informa Andie que l’embarquement avait commencé. Elle fila vers la porte, pensant déjà aux quelques jours qu’elle allait vivre au soleil. Bizarrement, les propos qu’avait tenus Canay hantaient son esprit. Les mutantes lui plaisaient ? Et alors ? S’il était assez fou pour fréquenter des gens qui lui dérobaient ses affaires et les saccageaient, c’était son problème. Pourquoi s’en ferait-elle pour la voiture de Canay et la petite idiote qui vivait avec lui ? Chassant ces pensées troublantes, Andie se mit à courir vers la navette.
21
Rendez-moi invisible, implorait Michael. Emportez-moi jusqu’à la mer et laissez-moi flotter sur les vagues. Je veux être l’algue et l’écume. Frissonnant sous la froidure, le jeune homme regardait les brisants gris se fracasser sur la grève. Cela faisait deux jours qu’il se cachait, depuis l’épisode cauchemardesque où, devant les membres du clan réunis, Jena avait revendiqué son droit à l’épouser.
Il ne cessait de prier pour que, dans la minute qui vienne, Skerry entre en contact télépathique avec lui et lui apporte enfin le signal du départ. Skerry avait toujours su lorsque Michael avait des ennuis. Oui, il partirait, il se mettrait hors la loi vis-à-vis du clan. Il enverrait un message à Kelly, et elle s’envolerait pour Vancouver où ils se marieraient clandestinement ; elle deviendrait sa femme, bannie elle aussi.
Si seulement il avait pu joindre Skerry. Mais le numéro qu’il conservait depuis des mois n’était plus valable. Il avait essayé la veille deux heures durant, composant et recomposant les chiffres sur le cadran.
Michael ?
Son esprit avait enregistré le plus léger des murmures. Il se retourna, le souffle court.
— Skerry ?
Michael, tu m’entends ?
— Oui, Skerry, répondit le garçon, au bord des larmes, soudain soulagé. Où es-tu ?
Pas Skerry, mon chéri. C’est ta mère.
— Oh !
Le désespoir s’empara de lui. Sue Li remontait la plage, sa grande cape flottant dans le vent comme des ailes rouge et or. À chacun de ses pas, Michael sentait s’effriter ses rêves d’évasion.
— Reviens, dit-elle.
— Non.
— Tu ne veux quand même pas que le clan te bannisse ? Tu te rends compte de ce que ça signifie ?
Elle s’assit à ses côtés sur le sable humide.
— Oui, dit-il. Je ne serai plus tenu d’assister à ces damnées réunions.
Un sourire plissa le visage de Sue Li.
— C’est peut-être en effet un des rares avantages. Mais est-ce que tu veux vraiment nous quitter ? Perdre ta famille, tes amis, même ton travail ?
— Je le ferais si j’y étais obligé.
— Mais est-ce que tu le veux ?
— Je ne sais pas, répondit-il en détournant les yeux vers la mer.
Sue Li s’efforçait de rester calme.
— En ce cas, reviens.
— Pourquoi ?
— C’est la coutume chez nous.
— Je me fous complètement de notre coutume. Jena s’est servie de moi.
— Je sais.
— Et ça t’est égal ? fit-il en regardant sa mère. Tu veux vraiment l’avoir pour belle-fille ?
Sue Li soupira.
— Il ne s’agit pas de ce que je veux ou ne veux pas. D’une certaine façon, j’aurais préféré que Kelly et toi vous ayez fui ensemble. Je pourrais supporter d’être la mère d’un hors-la-loi.
— Ah bon ?
Interloqué, Michael essaya de lire sur le visage de sa mère. Celle-ci écarta une mèche de devant ses yeux.
— Oui. Mais ce que je ne peux supporter, c’est d’être la grand-mère d’un enfant à moitié hors la loi, dit-elle d’une voix douce.