Le visage blême, hébété, Jeffers se laissa tomber sur le sable. Il respirait avec difficulté. Andie saisit la boîte de résiné et la lui tendit. Il but avidement. Peu à peu, il reprit des couleurs, son souffle se calma.
— J’ai dû plonger drôlement bas pour le retrouver, dit-il.
— L’eau était si profonde à cet endroit ? demanda Andie.
— Pas l’eau. Son esprit. Il l’avait presque abandonné, expliqua Jeffers avant de prendre une nouvelle gorgée de résiné. J’ai d’abord essayé de faire repartir son cœur, mais il était resté longtemps sous l’eau. Il m’a fallu appeler et appeler. Je ne suis pas très doué pour ça. Mais ma mère était guérisseuse. Elle m’a enseigné quelques trucs.
Andie sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine.
— Comment as-tu fait pour le rejoindre si vite ?
— Télékinésie. Il s’en est fallu de peu que j’arrive trop tard.
— Moi, je dirais que le minutage était parfait.
La jeune femme l’entoura de ses bras et le ramena vers la couverture, sans plus se préoccuper du sable brûlant sous ses pieds. Jeffers s’allongea au soleil, complètement épuisé.
— Je crois que je vais dormir un peu, dit-il.
Ses yeux se fermèrent et il n’était déjà plus là.
Le regard d’Andie s’arrêta sur le bloc-écran abandonné par Jeffers sur la plage grisâtre. Elle épousseta les grains de sable noir qui le recouvraient à moitié. En lettres ambrées, apparaissait sur l’écran une liste de cliniques, toutes situées dans les Cyclades.
Elle laissa son compagnon dormir une demi-heure, puis le réveilla d’un orteil taquin.
— Debout. Il faut rentrer. Il est déjà presque cinq heures.
Dans leur chambre, Andie ôta son maillot en tissu synthétique et régla le minuteur et la température de l’eau pour la douche. Les deux têtes de douche projetèrent un filet d’eau argenté sur le carrelage rouge.
— Tu viens ? fit-elle d’un air fripon.
— J’espérais bien que tu me le proposerais, répondit-il avec un sourire coquin.
Se glissant dans le bac derrière elle, il la serra contre le mur.
— Stephen !
Il l’embrassa avec fougue, tandis que sa main allait se perdre entre les cuisses de la jeune femme. Sous la caresse, une brûlante excitation s’empara d’elle, et un gémissement lui échappa lorsque Jeffers la souleva pour la pénétrer. Elle frissonnait de plaisir, les jambes nouées autour des hanches de l’homme, tandis que l’eau tiède lui caressait la nuque et les seins. Très vite, elle jouit avec un cri sauvage. En quelques violents coups de reins, Jeffers la suivit. Ils s’effondrèrent sur le sol carrelé, bras et jambes emmêlés. Un instant plus tard, un déclic interrompit les jets de la douche. Andie attrapa une serviette.
Drapée dans les plis roses et moelleux du coton synthétique, elle se coula sur le lit aux côtés de Jeffers, allongé, nu comme un ver. Distraitement, elle lui caressa la poitrine.
— Parle-moi de ta mère, dit-elle.
Les draps couleur pêche étaient d’une douceur et d’une fraîcheur exquises. Andie éprouvait cette fatigue bienfaisante qui suit d’ordinaire l’acte d’amour.
— Je te l’ai dit, déclara Jeffers en haussant les épaules. Elle était guérisseuse.
— Seulement pour les mutants ?
— Non. Elle travaillait comme psychologue. Elle devait donc soigner également les non-mutants.
— Où est-elle à présent ?
— Elle a été tuée dans les émeutes de 95.
— Mon Dieu ! Tu y étais ?
Il se tourna vers le mur.
— Oui. La foule a surgi et s’est jetée sur nous. Ma mère m’a poussé sous un glisseur et m’a dit de ne pas en sortir tant qu’il y aurait du danger. Son corps est resté étendu là, devant mes yeux. Finalement, la police l’a emportée.
La voix de Jeffers avait beau être calme, Andie percevait toute l’horreur de la scène presque comme si elle en avait été témoin. Toute frissonnante, elle remonta les couvertures.
— Comment t’en es-tu sorti ?
— C’est mon père qui m’a trouvé, après la tombée de la nuit.
Jeffers se retourna et regarda la jeune femme. Dans la semi-obscurité de la chambre, ses yeux brillaient d’une lueur sinistre.
— Tu ne te rappelles pas les émeutes, n’est-ce pas ?
Andie secoua la tête.
— Je n’avais que huit ans. Je me souviens que mes parents en parlaient. Et aussi je me rappelle le jour où j’ai dû rester à la maison alors que j’étais censée remettre un exposé en classe ; j’étais très en colère. Mais non, je n’ai aucun souvenir des émeutes elles-mêmes.
Elle le regarda, songeant à l’enfant qu’il avait sauvé et à ce jour, vingt-deux ans auparavant, où il attendait lui aussi qu’on vienne le sauver, sa mère étendue morte sous ses yeux. Andie éprouva un étrange pincement au cœur. Une émotion qui ressemblait à de l’amour. Ou peut-être à de la pitié.
Ainsi étalé dans le lit, il ressemblait à une idole en or, une sculpture païenne appartenant à quelque culte du soleil. Une lumière émanait de lui, de sa peau hâlée, de ses yeux dorés, de ses cheveux fauves.
En ce jour, il était magnifique. Je pourrais épouser un tel homme, pensa Andie.
Épouser cet homme en or ? Elle l’observa par-dessous ses paupières mi-closes. Pour la première fois, elle croyait en cette possibilité. Ils pourraient vivre ensemble. Oui. Et faire du bien ensemble. Rapprocher mutants et non-mutants. Œuvrer pour la même cause. S’aimer. Oui, finalement, elle voulait l’épouser. Oh oui. Oui. Oui.
Elle se laissa aller à une douce somnolence.
— C’était bon. Je vais peut-être faire un petit somme.
— Mais oui, dit-il en effleurant son épaule, puis il se leva.
La jeune femme glissa vers d’étranges rêves. Elle voyait Stephen sauver le petit garçon, encore et encore. Puis, son visage changeait d’expression. C’était celui de Ben Canay, et lui aussi essayait de sauver un petit garçon. Non, c’était une petite fille à présent. Une mutante. Ou bien voulait-il la noyer ? Et la petite fille avait un air curieusement connu.
— Non ! cria Andie dans son rêve. Sauvez-la ! Sauvez-la !
Elle se redressa. Son cœur cognait et ses cheveux collés pendaient sur son dos et ses épaules. À côté d’elle, le lit était vide. Elle entendit la voix de Jeffers à l’autre bout de la suite, mais les mots lui échappaient. Sans doute était-il devant son écran avec un correspondant de Washington, conclut-elle dans un demi-sommeil.
Elle se recoucha, toute tremblante, et attendit que son pouls ralentisse.
C’était un rêve. Rien qu’un rêve.
Lentement, elle dériva dans un sommeil agité, hanté par la vision d’une jeune mutante en train de se noyer.
Après le Conseil des Mutants, le voyage de retour se passa très vite. Trop vite. Michael en appréhenda chaque minute, du décollage à l’atterrissage. Mais une fois dans sa chambre, il ne put attendre plus longtemps.
Les doigts quasi paralysés, il alluma son écran et tapa le code de Kelly.
Faites qu’elle ne soit pas chez elle, songea-t-il.
Elle répondit à la troisième sonnerie.
— Michael ! Tu es rentré très vite, dit-elle, le visage rayonnant. Je pensais que tu resterais là-bas pour la nouvelle année. Comment ça s’est passé ?
— Kelly, il faut que je te voie.
— Il y a un problème ? demanda la jeune fille, redevenue grave.