— Il faut que je te parle. Peux-tu me retrouver à l’aqueduc d’ici un quart d’heure ?
— Ce soir ? fit-elle d’un air surpris. Bien sûr. Michael, ça va comme tu veux ?
— Je t’expliquerai quand on se verra.
Les mains tremblantes, il coupa la communication. En cinq minutes de glisseur il arriva à l’aqueduc. La chaussée était craquelée, comme le vernis d’un des vieux pots en céramique de sa mère. Un arbre de Noël abandonné gisait tristement, couché sur un talus de neige ; le temps avait peu à peu terni l’éclat de ses guirlandes.
Perdu dans de sombres pensées, Michael donna un coup de pied aux fragments de bitume noir que la circulation avait arrachés à la chaussée et s’enfouit dans sa parka grise. Le soleil était en train de décliner et une nouvelle tempête de neige menaçait.
Si seulement j’étais au Canada, songeait-il. Ou en Amérique du Sud. N’importe où, à faire n’importe quoi.
L’ancien aqueduc était un lieu de rendez-vous populaire parmi les jeunes lycéens qui voulaient se payer une petite piqûre ou un joint. Heureusement, à cette heure-là il n’y avait personne.
Dépêche-toi, Kelly, supplia-t-il.
Un glisseur bleu foncé se gara à sa hauteur. Au volant, se trouvait Kelly qui lui adressa un sourire joyeux. Puis, coupant le moteur, elle sauta du véhicule. Elle portait une parka rouge, des collants noirs et des bottes couleur argent. Elle était resplendissante.
— Dieu que tu m’as manqué ! Je croyais que tu ne reviendrais jamais de cette réunion.
Elle lui jeta les bras autour du cou. Il l’embrassa tendrement, la gorge douloureuse. Puis, il se dégagea.
— Marchons, dit-il d’une voix sans timbre.
Un sillon se creusa entre les sourcils de Kelly.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Il lâcha un soupir, décidé à en finir avec tous ces mensonges à demi formulés.
— Tout.
— Que veux-tu dire ?
Il lui fit face.
— Je ne peux plus te voir.
Elle ouvrit de grands yeux.
— Tu ne peux plus ou tu ne veux plus ?
— Je ne peux plus. Ne me regarde pas comme ça, Kelly. Ce n’est déjà pas facile à expliquer.
Il serra les poings qu’elle recouvrit de ses mains.
— Essaie quand même.
— C’est à cause de nos coutumes. Je suis obligé de me marier.
Elle s’arrêta brusquement.
— Obligé de te marier ? Ça veut dire quoi ?
— Il y a une fille, une mutante. Elle est enceinte…
— De toi ?
La voix de Kelly s’était comme brisée.
— Oui.
Il la regarda tandis qu’elle s’efforçait de rester calme.
— Elle ne peut pas se faire avorter ? demanda-t-elle enfin.
— Non.
— Pour quelle raison ?
— Ce n’est pas autorisé par le clan.
— Que veux-tu dire, pas autorisé ? C’est quoi, ce clan ? Un clan de flics ?
— Ce n’est pas du tout ça. Bon sang, je savais que tu ne comprendrais pas.
Kelly s’assit sur un parapet en béton.
— Est-ce que tu l’aimes ?
— Non.
Michael s’agenouilla devant elle et elle lui prit le visage dans les mains.
— Et moi, tu m’aimes ? murmura-t-elle au bout d’un long moment.
— Oui. (Michael se détourna, refoulant ses larmes.) Mais ça ne change rien. Je ne peux pas t’épouser, Kelly. Plus maintenant. Même si je le voulais, ajouta-t-il avant de se relever.
— Et pourquoi pas ? Que te feraient-ils ?
— Je serais chassé. Ça ne s’est jamais produit. Pour la famille, ce serait la honte. Si je n’assumais pas mes responsabilités envers le clan, les autres tourneraient le dos à mes parents. Je ne peux pas leur faire ça.
— Et à la place, tu vas t’engager envers une fille que tu n’aimes pas et détruire ta vie ? Pour eux ? (Kelly haussa le ton.) Pour ces mutants ? Tu te rends compte de ce que tu t’imposes ?
— Tu ne comprends pas.
— Ah ça, tu as raison, je ne comprends pas. Michael, comment peux-tu fiche ta vie en l’air comme ça ? Comment peux-tu fiche en l’air notre vie ?
Elle se dirigea vers le glisseur. Michael la rattrapa et la prit par les épaules.
— Je savais que j’aurais mieux fait de te mentir, dit-il d’un ton amer.
Kelly secoua ses cheveux noirs.
— Je ne t’aurais pas cru, de toute façon. Écoute-moi, Michael, dit-elle en lui prenant les mains, nous pouvons nous enfuir. Ce soir. Nous marier dans le Delaware. À ce moment-là, ils ne pourront plus rien faire.
Le jeune homme prit une profonde inspiration. Les larmes lui piquaient les yeux, et aussi le fond de la gorge.
— Je le voudrais bien. Oh, Kelly, si seulement tu savais combien je voudrais pouvoir faire ça ! Mais ce n’est pas aussi facile que tu le dis.
Un éclair passa dans le regard de la jeune fille.
— C’est difficile dans la mesure où tu rends les choses difficiles.
Michael pensa subitement à Mel, disparue depuis six mois. Et à Skerry, qui lui avait proposé d’aller au Canada. Il remercia le ciel que Skerry ne soit pas là pour voir dans quel pétrin il s’était fourré. Il imagina le sourire moqueur sur le visage de son cousin : « Ils t’ont eu, gamin. T’aurais dû t’enfuir quand tu en avais l’occasion. »
— Mais je ne veux pas rendre les choses difficiles.
Furieux à présent, il se détourna. Pourquoi ne pouvait-elle pas comprendre et le laisser partir ? Elle ne faisait que rendre les choses plus difficiles encore.
— Je ne peux rien faire, reprit-il. C’est la coutume chez les mutants. Kelly. Je regrette. Je t’aime et j’avais espéré qu’on se marierait, mais tout est changé maintenant. Ça ne dépend plus de moi.
Kelly recula d’un pas, le visage froid.
— Je vois bien que c’est ce que tu crois. Et après tout, c’est la seule chose qui compte, non ? Bonne chance, Michael.
Elle s’éloigna rapidement. Michael entendit claquer la portière, puis le rugissement du moteur. Le visage sombre, il regarda s’éloigner le glisseur, et, avec la poussière qu’il soulevait, s’envoler son avenir.
22
Assise face à Jeffers, Andie parcourait rapidement son agenda de la journée. Trois semaines s’étaient écoulées depuis leur retour de l’île de Santorin, trois semaines de l’année nouvelle. Déjà, les vacances n’étaient plus qu’un agréable souvenir qui s’estompait, avalé dans la frénésie quotidienne des interviews, des déclarations et autres discours politiques, et des communiqués de presse.
— N’oublie pas ton discours pour l’Église le vingt au matin, rappela Andie. On va avoir une grosse couverture. Et il n’est pas trop tôt non plus pour commencer à obtenir le soutien d’Akins pour la course au Sénat cet automne.
— Halden m’a assuré que nous l’aurions, répondit Jeffers en s’adossant à son siège, les mains derrière la nuque. À propos, Andie, c’est quoi cette histoire de mariage après la campagne de financement à New York ?
La jeune femme leva les yeux de son écran.
— Le mariage de Michael Ryton. Mon Dieu, c’est samedi en huit. J’ai failli oublier. Tu te souviens des Ryton ? Deux mutants, le père et le fils, qui avaient fait pression sur Jacobsen pour les restrictions gouvernementales concernant la recherche spatiale.
— Ah, ces deux-là ? Et le fils se marie ?
— Oui. Il m’a dit qu’il en pinçait très sérieusement pour une fille. Je suis surprise que le clan en fasse tout un plat.
— Pourquoi ? Chez les mutants, les mariages sont d’habitude des événements importants.
— C’est-à-dire que la mariée n’est pas une mutante.
Jeffers leva les sourcils, l’air sceptique.