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— Depuis combien de temps le connais-tu ?

— Oh, des années.

Arrivé à un carrefour, Jeffers ralentit puis accéléra avant même que le feu soit passé au vert.

— Alors, tu as connu sa petite amie, cette mutante ? demanda Andie.

Jeffers la regarda de façon bizarre.

— Non, répondit-il d’une voix neutre. Non, je ne l’ai jamais rencontrée.

— Eh bien, lui, il m’a parlé d’elle et de ce qu’elle a fait à sa voiture. C’est fou.

Jeffers eut un sourire crispé.

— Ça, c’est tout Ben. (Il arrêta le glisseur devant la maison de la jeune femme.) Livraison à domicile, ma chère.

— Pas mal. Tu veux entrer ?

— Pas ce soir, Andie. J’ai quelque chose à faire.

— Très bien, dit-elle en masquant son désappointement.

Jeffers lui envoya un baiser et redémarra.

Une fois dans son appartement, Andie dit bonjour à Livia, balança ses chaussures et pianota sur le clavier de son répondeur. Elle expédia le bla-bla habituel et garda le message de sa mère pour se le repasser plus tard. Un autre message, prioritaire, n’en finissait pas de clignoter et, sans enthousiasme, elle tapa le code de réception.

Une image verdâtre vacilla sur l’écran et le visage de Ben Canay apparut.

— Andie ? La remplaçante de Jacqui Renstrow.

Rayma Esteron, veut vous voir le plus tôt possible. Elle a dit qu’elle vous attendrait demain matin. Je voulais juste vous prévenir.

Ben fit un clin d’œil et disparut de l’écran.

Oh zut ! songea Andie. Encore quelqu’un qui vient fouiner.

Elle se commanda un bourbon au robobar et commença à défaire sa valise. Livia vint explorer les vêtements éparpillés sur le canapé.

— Le bleu n’est décidément pas ta couleur, dit Andie à la chatte abyssine. Le rouge, peut-être. Quand on a les yeux dorés, il faut s’en tenir au rouge. C’est ce que font les mutants.

Ça, c’était un mariage. Il avait dû coûter l’équivalent d’une année de salaire. Et après ? Pourquoi les Ryton n’auraient-ils pas le droit de célébrer un événement heureux ? Après la disparition de leur fille et tout ça…

Andie se figea sur place. Une vision venait de s’imposer à son esprit : une jeune mutante aux traits mi-caucasiens, mi-orientaux, qui tenait un couteau dans une main et s’en servait pour découper les sièges en cuir d’un glisseur haut de gamme.

Mélanie.

Ben Canay.

Non, se dit-elle. Ce n’est pas possible.

En trois gorgées, elle vida son verre et s’en commanda un deuxième.

Et pourtant… Il fallait en avoir le cœur net.

Elle jeta un œil sur l’horloge. Six heures. Suffisamment tôt pour que Bailey soit encore en service un mardi soir. Elle composa le numéro de la police de Washington, puis tapa le code personnel de Bailey. Elle dut attendre la cinquième sonnerie avant qu’il ne réponde. Les cernes sous ses yeux paraissaient encore plus sombres que d’habitude.

— Belle rousse ? fit-il en la saluant d’un signe de tête. Tu sais, la journée a été plutôt longue.

— Désolée de te déranger, Bailey. J’ai quelque chose qui ne peut pas attendre.

Elle prit un air suppliant et il poussa un soupir résigné.

— O.K. Envoie.

— Benjamin Canay.

— A-Y ?

Bailey se tourna vers une console, entra le nom et attendit. Au bout d’un instant, il releva les yeux.

— Rien.

— Rien ?

— Pas d’enregistrement à ce nom. Ton type n’existe pas.

— Il me tarde de voir sa tête quand je le lui dirai, dit Andie. Tu veux dire qu’il n’apparaît pas du tout ?

— C’est ce que je pense avoir dit, répondit Bailey d’un ton agacé. Tu as autre chose qui pourrait l’identifier ?

Andie fronça les sourcils.

— Non… attends une minute ! Avec un enregistrement de la voix, tu peux trouver quelque chose ?

— Peut-être. Ce sera un peu plus long.

— Essaie.

Elle enfonça la touche REPLAY de son répondeur.

— O.K. J’ai la voix et le duplicata de l’image, annonça Bailey. Ne bouge pas.

Il sortit du champ de l’écran. À sa place, apparut l’image d’un policier monté, une femme, qui souriait. Andie s’assit sur le canapé en sirotant son verre avec une certaine nervosité. Un instant plus tard, la femme policier disparut, aussitôt remplacée par le visage de Bailey.

— Toi alors, tu les choisis, dit celui-ci.

Andie posa son verre qui éclaboussa la table.

— Tu l’as trouvé ?

— Oui. Y en a sur trois kilo-octets. Benjamin Carrera, alias Cariddi, alias Ben Canay. Il a un casier à te faire dresser les cheveux sur la tête. Par quoi tu veux que je commence ?

— Commence par le début.

— Age : trente-quatre ans. Nationalité inconnue. Peut-être canadien, ou brésilien. Incarcéré en maison de correction en 1997, jugé irrécupérable. Avait brisé trois familles d’adoption avant qu’on ait pu le fourrer en maison. Relâché en 2003, à dix-huit ans. Deux ans plus tard, accusé de transport illégal de mineurs à travers les frontières. Verdict : non coupable. Soupçonné de trafic de substances réglementées. 2010 : arrêté après que la fouille de son glisseur eut révélé un kilo de breen. Vice de procédure invoqué pour perquisition illégale. 2013 : deux chefs d’accusation pour kidnapping. Aucune condamnation.

« Suspecté d’être un agent d’une puissance étrangère. Plus récemment, soupçonné d’être impliqué dans des trafics de main-d’œuvre entre les États-Unis et l’Afrique, l’Extrême-Orient, le Brésil. Cinq accusations pour violation de la loi sur la main-d’œuvre enfantine et transport de mineurs entre les divers États à des fins illicites. Aucune condamnation.

Bailey leva les yeux de son écran.

— Ce n’est pas un individu recommandable, belle rousse. D’où le connais-tu ?

— Il travaille dans mon service.

— Pour le sénateur… comment s’appelle-t-il, déjà ?

— Jeffers. Oui.

Bailey regarda Andie.

— Je n’aime pas ça. Est-ce que le sénateur est au courant du personnage ?

— Je n’en sais rien. Je ne pense pas. (La jeune femme se mordilla la lèvre inférieure.) Bailey, quel était le nom du type qui a déclaré que sa voiture avait été bousillée par Mélanie Ryton ?

— Qui ça ?

— Cette mutante que je t’avais demandé de rechercher l’année dernière.

Bailey tapa un code sur une console, lâcha un juron et leva à nouveau les yeux.

— Cariddi. Comment as-tu deviné ?

— Juste une intuition, dit-elle d’un ton désabusé. Bon, cela m’a amusée de faire ton boulot à ta place, Bailey. Préviens-moi si tu veux un jour t’occuper des relations publiques pour le sénateur.

Il prit un air chagrin.

— Charmant. Ce Canay te pose des problèmes ?

— Pas encore.

— Fais en sorte que ça dure, belle rousse. Ce type est fuyant comme une anguille.

— Apparemment, c’est ce que je pensais.

— Autre chose que je puisse faire ?

— Rentre chez toi et repose-toi. Merci, Bailey.

Elle lui envoya un baiser.

— Sois prudente, Andie, dit-il d’une voix qui ne plaisantait plus. Et appelle-moi quand tu veux.

— Je n’y manquerai pas.

L’écran s’éteignit.

Andie finit de défaire sa valise et s’offrit un autre verre.

Il ne reste plus qu’à en parler à Stephen, pensa-t-elle avec une satisfaction morose. Il sera bien étonné.

Elle posa son verre et se mit à arpenter la pièce. Puis s’arrêta. Et porta sa main à sa bouche.

Et s’il n’était pas du tout étonné ?

Et s’il avait toujours su pour Ben ?