Andie voulut toucher la main de Skerry, mais ses doigts se refermèrent sur le vide. Envolé.
À bientôt, si le hasard le veut, songea-t-elle. À présent, faire appel aux services d’entretien pour que des robomestiques viennent nettoyer tout ce fatras.
Elle écrasa un certain nombre de débris lorsqu’elle s’aventura à pas précautionneux au-delà de son bureau pour retrouver son portable. Quelques instructions pianotées sur le clavier, et toutes dispositions étaient prises pour que les locaux soient entièrement dégagés, et réinstallés. Il fallut le restant de l’après-midi pour tout remettre en ordre.
En sortant de la boutique Akuda située dans le quartier Cherryhurst à Denver, Kelly McLeod, très chic dans son tailleur bleu marine, consulta sa montre. Il lui restait vingt minutes avant de regagner la piste où l’attendait son cours de prépilotage. Où était donc l’entrée du métro ? Elle regarda derrière elle mais ne la vit nulle part.
Sans le vouloir, elle heurta une jeune femme qui arrivait en sens inverse, visiblement pressée.
— Pardon, fit-elle.
Et elle s’arrêta net. Le visage de la jeune fille, aux traits mi-orientaux, mi-caucasiens, lui parut vaguement connu.
— Mélanie ?
La fille ôta ses lunettes de soleil pour braquer sur elle ses yeux d’un bleu éclatant.
— Excusez-moi, dit-elle d’un air mal assuré.
— Je suis désolée, dit Kelly. Je vous avais prise pour quelqu’un que je connais. Pouvez-vous m’indiquer où se trouve la station de métro ?
— En suivant le pâté de maisons, sur votre gauche.
— Merci.
Kelly agita la main et s’éloigna à grands pas. La jeune Orientale ne quitta pas des yeux la jeune femme brune en tailleur bleu marine jusqu’à ce qu’elle eût disparu au coin de la rue.
Je ne savais pas que Kelly était dans l’Armée de l’Air, nota-t-elle. J’aurais peut-être dû la saluer. Elle a toujours été gentille avec moi.
Durant quelques secondes, elle fut tentée de la rattraper. Elle fit deux pas en direction de la station, puis s’arrêta.
À quoi bon ? Rouvrir ce vieux chapitre de sa vie au moment où elle en commençait un nouveau ? Tout cela, c’était fini, désormais. Le chapitre était clos. Son passé tout entier n’était rien d’autre qu’un chapitre clos.
Elle sortit un miroir de son sac et se regarda.
Parfait, se dit-elle, ces lentilles sont vraiment efficaces. Après tout, je vais peut-être me les faire poser de façon définitive.
Avec un sourire satisfait, Mélanie remit le miroir dans son sac et se perdit dans la foule.
Quand Andie arriva chez elle, elle était épuisée.
D’un geste las, elle appliqua sa paume sur l’écran du salon, le régla sur recherche automatique et s’affala sur l’aquadivan. Les images défilèrent en éclairs bleus, rouges, violets. Andie s’attarda quelques secondes sur la chaîne principale, où une journaliste blonde retint son attention.
« Selon certaines rumeurs, la disparition du sénateur Stephen Jeffers serait liée à une affaire de complot politique, avec à la clef des malversations financières et un assassinat, au sein même de la capitale. De source non officielle, le F.B.I. se serait engagé dans une gigantesque chasse à l’homme pour retrouver le sénateur mutant. Pour les réactions des leaders mutants, retrouvez-nous au journal du soir présenté par Don Cliffman. »
La sonnerie de l’entrée retentit. Andie coupa la retransmission.
Étrange, pensa-t-elle, je n’attends personne. Qui cela peut-il être ?
Son cœur commença à s’emballer à l’idée que ce pouvait être Jeffers. Était-ce lui ? L’attendait-il devant sa porte, les yeux brillants ? Prêt à l’enlever ? Les mains tremblantes, Andie alluma le circuit de l’entrée.
Le visage sur l’écran était celui d’un mutant, mais ce n’était pas Jeffers. Andie poussa un soupir de soulagement et se détendit. Sur le pas de la porte, se tenait Michael Ryton. Il sonna une deuxième fois.
— Ohé ? Andie ? Il y a quelqu’un ?
Andie pressa le bouton audio.
— Que faites-vous là ? demanda-t-elle.
— Je suis en ville pour le boulot. Je voulais prendre de vos nouvelles.
Elle déverrouilla la porte.
— Pourquoi n’êtes-vous pas chez vous avec votre jeune femme ?
Michael haussa les épaules.
— Jena m’a accompagné. Elle fait des courses dans Georgetown Mall.
Andie le dévisagea un instant. Il avait les yeux marqués par la fatigue. Le mutant en pleine jeunesse qu’elle avait vu quelques semaines auparavant avait bien changé. Dans son costume gris foncé, il faisait plus adulte. Plus sérieux. Plus vieux.
— Asseyez-vous, proposa-t-elle. Que puis-je vous offrir ?
— Vodka.
Andie tapa la commande, et un bourbon pour elle.
Ils sirotèrent tranquillement leurs verres.
— Comment ça va, dites-moi ? demanda la jeune femme.
Les yeux dorés la regardèrent avec une expression candide.
— Je vais très bien. Un peu surpris de la façon dont les choses ont tourné, mais ça va. En fait, c’est chouette le mariage.
— On dirait que vous n’avez pas mis longtemps à vous y faire.
Michael haussa les épaules.
— Je pense avoir accepté les choses comme elles sont. Je n’avais guère le choix, n’est-ce pas ?
— Et votre père ?
— Les crises mentales ont empiré, répondit-il en détournant le regard. Il ne travaille plus qu’à mi-temps. Il est sous sédatifs la plupart du temps. Ce qui fait que je suis plus occupé que jamais.
Pendant un moment, aucun des deux ne parla. Puis Michael reprit :
— Et vous ? D’après ce que j’ai entendu dire, les complices de Jeffers ont saccagé votre bureau. Il semblerait que vous ayez traversé une mauvaise passe.
— C’est le moins qu’on puisse dire, dit Andie sans pouvoir réprimer un frisson. Michael, je me fais l’effet d’être une fichue imbécile. Une naïve comme on n’en fait plus.
— Pourquoi ?
— J’étais tombée amoureuse d’un fou. Je rêvais. Sainte Andie, patronne du rapprochement entre mutants et non-mutants !
Elle prit une pause altière et laissa échapper un petit rire amer.
— Votre rêve était le bon, dit Michael d’une voix douce. Vous avez simplement choisi le mauvais mutant.
— Je me sens si gênée. Si honteuse.
D’un geste maladroit, il lui tapota l’épaule.
— Vous avez tort. J’aimerais croire que l’amour est la seule réponse aux questions que nous nous posons. Et peut-être que je crois encore que mutants et non-mutants seront capables de vivre ensemble et de s’aimer. La tâche sera longue et peut-être n’y parviendrons-nous jamais. Mais votre intuition était la bonne. Un peu en avance sur le temps, peut-être.
— À votre avis, quand serons-nous prêts ?
— Bientôt, j’espère. On en reparlera avec ma fille dans quelques années quand je l’emmènerai voir sa tante Andie.
— Je bois à ce jour.
Elle leva son verre et le fit tinter contre celui de Michael. Son sourire s’effaça un instant.
— Croyez-vous que votre fille acceptera une tante qui ne soit pas mutante ?
— Si j’ai mon mot à dire, oui, répondit Michael en serrant affectueusement la main de la jeune femme. Et puis, il faut bien commencer quelque part. Je ne vois pas de meilleur début que celui-ci. Et vous ?