Ses dons télékinésiques n’étaient apparus que dans les trois dernières années. Il éprouvait une joie sans pareille à les mettre à l’épreuve. Mentalement, il repoussait les vagues déferlantes. Elles revenaient, bien sûr, mais c’était comme s’il voyait la mer obéir à ses ordres.
Il était quelqu’un de rare, même au sein de la communauté ; un mutant doté d’un double pouvoir. Son père ne cessait de lui casser les oreilles à propos de ses précieux gènes. « Préserve-les. Protège-les. Épouse une mutante. Fais-lui des petits mutants. Un jour, tu seras Gardien du Livre. Ne montre tes pouvoirs à personne. Intègre-toi. Fonds-toi dans la masse. » Rien que d’y penser, ça le mettait en rage.
Le ressac déversa sur le rivage une vague dont l’écume vola jusqu’à Michael. Il s’éleva un peu plus haut afin de l’éviter.
De bons petits mutants, songea-t-il, qui se cachent comme des souris et se cramponnent les uns aux autres en réclamant leur dose d’air vitale. Chaque fois qu’il assistait à une réunion du clan, leurs petites mesquineries lui crissaient aux oreilles comme des ongles sur un tableau. Au moins y avait-il échappé le temps qu’il était à l’université. Il avait vu comment vivaient les normaux. Et il avait aimé ça.
Les gens comme Kelly McLeod prenaient la vie du bon côté. Ils n’étaient responsables que vis-à-vis d’eux-mêmes, et peut-être de leur famille. En tout cas, ils n’avaient pas de secrets à protéger. Nul besoin d’observer des traditions qui les étouffaient, ni de préserver des coutumes qui les isolaient. Ils étaient dispensés de l’écœurante convivialité qui présidait à l’esprit de clan, de toute mission sacrée, si ce n’est celle d’être eux-mêmes et de découvrir ce que la vie avait à offrir.
Il admirait la forte personnalité de Kelly, son indépendance. La plupart des mutantes refrénaient leurs émotions, prenaient garde à ne rien laisser paraître, tout au plus une ombre furtive derrière leurs regards. Jena comme les autres. Un instant il eut honte de la façon dont il l’avait ignorée. C’était une fille attirante, sauf qu’elle n’avait pas les yeux de la bonne couleur. Tous les mutants avaient ces mêmes yeux fauve-brun doré, qui renvoyaient d’étranges reflets dans l’obscurité ; une manière aisée de reconnaître les membres du clan dans des lieux inconnus.
Kelly, quant à elle, avait des yeux bleu clair. Il aimait la façon dont ils contrastaient avec sa peau claire et ses cheveux noirs, il aimait son nez pointu au fin modelé, ses pommettes ciselées. Et la façon qu’elle avait de s’habiller un jour de cuir noir et de chaînes d’argent, d’apparaître le lendemain les cheveux remontés sur de petites boucles d’oreilles, vêtue d’un chemisier à l’ancienne mode avec col haut et dentelles. Lorsqu’elle souriait, elle révélait une rangée de dents qui étaient loin d’être parfaites mais qui plaisaient à Michael. Il n’avait pas envie d’avoir en face de lui une poupée en plastique. C’était en partie ce qui faisait le charme de Kelly.
Il se remémora le jour où il l’avait embrassée dans l’arrière-cour de la maison des McLeod. Elle n’avait pas offert de résistance lorsqu’il avait glissé les mains sous son soutien-gorge. S’ils avaient eu le temps, il savait qu’elle l’aurait encouragé à pousser plus loin, mais son père était sorti. Depuis, il la désirait avec une ardeur qu’il n’avait jamais éprouvée pour aucune mutante.
« Appelle-moi quand tu rentreras de vacances », lui avait-elle dit sur le perron où la lumière auréolait ses cheveux bruns. L’attente était insupportable, il fallait qu’il la revoie. Mais il devrait prendre garde à ce que son père n’en sache rien.
— Un eurodollar en échange de tes pensées.
Michael se retourna. Personne. Dans le lointain, un volet battait sous le vent. Avait-il imaginé cette voix qui lui parlait ?
— Tu n’as pas peur qu’un normal te surprenne et défaille ?
Quelqu’un lui parlait, en effet, mais cette voix qu’il entendait était dans sa tête, non dans ses oreilles. Et cette voix railleuse de faux ténor ne pouvait appartenir qu’à une seule personne. Son cousin Skerry. Skerry qui avait pourtant disparu, selon Halden.
— Skerry ? Où es-tu ? fit Michael à voix haute.
Il n’avait aucun don pour expédier des messages télépathiques, et d’ailleurs il était interdit, eût-on possédé ce don, de pénétrer dans l’esprit d’un autre pour y lire ses pensées. Skerry avait le droit de lui poser des questions, mais pas celui d’aller pêcher des réponses.
— Derrière le snack-bar.
Sans perdre une seconde, Michael se posa sur la plage et, foulant le sable, se dirigea vers le bâtiment gris qui menaçait de s’écrouler et qu’on avait protégé contre les vents de l’hiver au moyen de planches clouées. Parvenu à l’angle le plus éloigné, le jeune homme jeta un œil scrutateur. Rien que des cabanons et du sable.
— Tu chauffes.
— Allons, Skerry, arrête de déconner !
Son cousin était peut-être tout près de lui, mais si Skerry ne voulait pas qu’on le voie, Michael pourrait encore le chercher à la Saint-Sylvestre.
Derrière lui, il crut entendre battre des cartes. Faisant volte-face, il vit des planches grises clouées en diagonale se transformer progressivement, comme une image vidéo, et son cousin apparut. Ce vieux Skerry, toujours le même ! Une parka verte de l’armée américaine, des jeans et des bottes, cheveux frisés châtains et barbe, et ces yeux rayonnants, tout comme les siens. Mais tandis que Michael était plutôt du genre maigre, vif et nerveux, Skerry était grand et musclé, et nanti de larges épaules et de jambes capables d’envoyer un ballon de football à l’autre bout du terrain. Ou d’abattre un arbre à coups de pied. Un sourire taquin révélait la blancheur de ses dents. Michael avait un faible pour son cousin, même s’il ne lui faisait pas vraiment confiance. Mais il ne s’en méfiait pas vraiment non plus. Difficile de s’expliquer ce que l’on ressent devant un télépathe spécialiste de l’escamotage.
— Tu as encore eu des mots avec ton vieux ?
— Tu étais à la réunion ?
— Disons que je garde un œil sur ce qui arrive à mes proches et aux gens qui me sont le plus chers.
— Bon, alors, tu sais comment c’est. Ils veulent que j’épouse Jena. Que je rentre dans le rang. Que je nettoie mes chaussures, bref, que je sois un bon petit mutant.
— On dirait que tu en as ras le bol.
— En effet.
— Eh bien, pars.
Michael secoua la tête, l’air embarrassé.
— Je ne peux pas. Toi, peut-être, mais moi, si je lâchais la compagnie et quittais la ville, mes parents en mourraient.
Skerry haussa les épaules, exhiba un cure-dent et l’inséra entre ses lèvres d’un air désinvolte.
— Où étais-tu ? demanda Michael.
— Ici et là. Le monde est grand.
Il se mit à arpenter la plage d’un pas nonchalant, tout en faisant signe à Michael de le suivre. Ils marchèrent ainsi côte à côte durant plusieurs minutes sans parler. Puis Skerry s’arrêta pour regarder son cousin, jeta le cure-dent dans l’eau, et reprit :
— Tu ne peux pas passer toute ta vie à leur faire plaisir. Tu vas devenir fou. Et je ne parle pas de la folie qui touche les vieux mutants. Tu as plus de possibilités de choix que tu ne le penses, mais si tu ne saisis pas ta chance dès maintenant, tu ne le feras jamais. Rappelle-toi ce qui caractérise l’existence d’un mutant. Il ne vit pas vieux. Et sa fin est triste. Pars, découvre qui tu es.