Mac Heuflask joint des doigts fervents sur son sous-main lustré.
— Celui qui n’a pas connu de tels instants ne sait rien de l’existence, monsieur. Ce n’est qu’une âme en peine, qu’un cloporte trébuchant, qu’un besogneux inabouti.
Il se tait, s’éponge, sourit encore à ses excès passés.
— Et… à la suite de cette heureuse époque, général ?
Il abat sa main sèche sur le bureau.
— Rien ! crie-t-il. Nothing ! Le désert ! La rupture brutale ! Pour tout dire, la mort subite de mon sexe.
— Du jour au lendemain ?
— Tout juste ! Je me suis endormi un soir sous le chapiteau d’un cirque pour me réveiller au matin dans les plis d’un suaire. Ma triomphante énergie, ma virulence, mon épanouissement, mon agressivité n’existaient plus, bref : je pendais, monsieur ! Que dis-je, je pantelais ! Je n’étais plus qu’un mollusque inerte. Une flétrissure ! Un débris ! Un relief insane ! Un fourreau vide ! Une peau morte ! La signature d’une absence. Sur l’instant je ne me formalisai point trop de la chose. Au contraire, je crois m’en être réjoui ! L’imbécile ! L’esprit de paresse prime toujours. « Général, me dis-je familièrement, tu vas enfin récupérer. Reprendre le cours de tes activités professionnelles » Triple crétin ! Pauvre créature abandonnée ! Il ne s’agissait pas d’une trêve, mais d’une complète abdication. La première journée s’écoula dans un calme lénifiant. Le lendemain, j’avais rendez-vous avec une bougresse du Foreign Office. Gamine délurée dont les initiatives me subjuguaient. Eh bien, inspector, pour la première fois de sa vie, Robert Mac Heuflask dut se déclarer inapte. La friponne eut beau s’activer, puiser dans ses recettes les plus savantes, me prodiguer ses caresses les plus hardies, je restais, non pas de marbre (c’eût été trop beau) mais de mou. « Baste, me dis-je, tu paies les exactions de ces derniers jours ; laisse à tes accus le temps de se recharger. Tu as beau être général, tu n’en es pas moins homme. » Hélas ! Hélas ! Hélas ! L’optimisme nous ronge pire qu’un chancre. Nous trouvons toujours des excuses à nos faiblesses, des raisons de croire à l’heureuse finalité de nos déboires. J’étais un homme ter-mi-né, inspector. Une épave. Lorsque après avoir multiplié les tentatives je dus me rendre à la sombre évidence, je démissionnai de toutes mes fonctions, abandonnai toutes mes charges, renvoyai tout mon personnel, chassai tous mes amis et je vins me terrer dans cette propriété où dès lors je vis en ermite.
— Triste histoire, admets-je.
Le Gros risque, d’un ton compatissant :
— Et jamais vous n’eussiez de petit retinton, général ? Le morninge, par exemple, n’vous est pas arrivé de vous réveiller avec comme un brouillon de tricotin ?
— Jamais. Mon membre est littéralement paralysé. L’INERTIE, messieurs. Totale ! Affreuse comme une nuit polaire ! Et encore la nuit polaire est-elle dure, vu le froid intense.
— Vous avez consulté des médecins, bien entendu, puisque votre cas est homologué ? poursuis-je.
L’officier gratte son genou écossais sous son kilt de même métal.
— Parlons-en ! s’exclame-t-il.
Mais son réveille-matin se met à sonner et, contrairement à ce qu’il annonçait, Mac Heuflask n’en parle pas. Il reste silencieux, bloqué dans un mutisme farouche, tel un prisonnier de guerre se refusant à trahir sa patrie.
— Comment les docteurs ont-ils réagi, de prime abord ?
Le général ne répond pas. Sa figure demeure au garde-à-lui. Son regard est obstinément fixé sur son encrier de bronze représentant un chamois dont les pattes antérieures sont dressées contre un rocher.
— Mon général ! appelé-je doucement…
Toujours le silence.
— Vous ne vous sentez pas bien ? Vous aurais-je blessé par quelque parole inconsidérée ? Si c’est le cas, je vous prie de m’excuser…
Enfin le malheureux soldat cause :
— L’heure est écoulée, annonce-t-il sèchement en désignant son réveil. Si vous souhaitez poursuivre l’entretien il faut me verser à nouveau dix livres.
— Ce culot ! barrit Jumbo. On m’avait parlé de la varice écossaise, mais je me doutais pas qu’elle atteignait ces disproportions !
— Laisse, apprivoisé-je, chacun monnaie ce qu’il peut.
Et de tendre deux nouveaux fafs de cinq livres, toutes plus sterling l’une que l’autre, au vieux grigou.
— Merci, dit-il en happant. Si vous avez besoin d’un reçu pour vos notes de frais, je suis à votre disposition. Vous me parliez de mes médecins ? Des gueux, inspector ! Des ignares ! Des brutes ! Ils m’ont gavé tour à tour de stimulants, de calmants, de somnifères, d’aphrodisiaques. Ils m’ont ordonné le repos et le surmenage. M’ont enjoint d’oublier mes affres. Comme s’il était possible à un trousseur de garces tel que moi d’oublier la léthargie de son slip ! Ils m’ont dit de voyager ! Ils m’ont dit de rester au lit ! Ils m’ont dit blanc et ils m’ont dit noir. La vérité ? Ces gens-là cherchent sans trêve. Et savez-vous ce qu’ils cherchent ? À justifier leurs honoraires, un point c’est tout ! On m’a radiographié les testicules. Fait des prélèvements de ceci et même de cela. On a analysé tout ce qui me constitue et tout ce que je sécrète. En pure perte, que dis-je : en pures pertes ! Conclusion ? Néant ! Des sots ! Tenez, je vais user d’un terme qui m’insupporte : des im-puis-sants ! Comme ces résidus de diplômes ne pouvaient rien pour moi, j’ai fini par faire ce par quoi commencent les bonniches et les concierges : je me suis adressé aux guérisseurs.
Il lève les bras !
— Alors là ! Alors là ! Comment me reste-il accroché au bas ventre ce qui fut jadis un pénis et qui n’est plus désormais qu’un brise-jet, après les traitements que ces misérables m’ont infligés ? Comment ? Je passerai le restant de mes jours à me le demander ! Ces brouets que j’ai avalés ! Ces décoctions ! Ces louches breuvages ! Mais l’atroce, ce fut surtout leurs emplâtres effroyables ! Ah, messieurs, messieurs… L’on m’a oint le sexe d’herbages pestilentiels. On me l’a enduit de merdes variées ! Me l’a plongé dans des liquides nauséabonds. Je vous passe sur les bains de vin sucré ! Vous tais les émissions séminales d’animaux que j’ai bues ! Bues, vous comprenez ? Je ne vous parlerai pas des peaux de rats écorchés dans lesquelles j’enveloppais ma triste épave. Non plus que des bouillies d’encens où macéra mon désespoir. Je n’évoquerai pas les séances de flagellation. Les électrodes dans le rectum. Non, je ne vous révélerai rien de ces tentatives de sorcières. Elles furent et c’est terriblement suffisant ! Sachez seulement que j’ai à jamais compromis, bafoué mon membre dans des officines honteuses. Je me suis prêté aux plus sinistres expériences. Désormais, messieurs, ma verge sent le soufre ! Et si par miracle elle se redresse un jour, elle ne pourra plus prétendre à être qu’un perchoir à corbeau.