— Seigneur, serait-ce possible ! chevrote le pauvre homme.
Il court à la fenêtre, la soulève, écarte un volet et pousse une exclamation qui rappelle à s’y méprendre la plainte du caribou en gésine.
— Qu’arrive-t-il, mon général ? demandé-je en m’inquiétant quelque peu de sa surexcitation.
— Il arrive, l’espoir, inspector ! répondit-il radieux ; le salut, peut-être…
Et il sort en courant.
Béru est déjà à la fenêtre.
— Ah ben, elle est raide, celle-là ! s’écrie mon ami, parodiant ainsi votre épouse lorsqu’elle a rendez-vous avec moi. Viens voir, Sana !
J’y vais d’autant plus vite et volontiers que tel était déjà mon propos avant qu’il ne me sollicite.
Qui vois-je ?
Oui, mes gueux, vous avez deviné, bravo ! Je découvre la marquise de la Lune et son émoustillante assistante, descendant de leur voiture dans un grand foisonnement de cuisses et de fourrures.
B comme baiser
— Vous, ici[9] !
— Vous z’ici[10] !
— Vouse ici[11] !
— Vous hici[12] !
…nous exclamons-nous presque simultanément.
Faut admettre que c’est déroutant pour les uns autant que pour les autres de se retrouver chez le général Mac Heuflask.
L’arrivée des deux femmes dans ce château désert me surprend jusqu’à l’extrémité des orteils.
— Que diantre faites-vous chez sir Robert ? questionne la marquise !
— Eh bien, mais, nous sommes, heu… journalistes. Et nous venions pour recueillir les mémoires du général !
– À d’autres ! clame celui-ci, tout jovial depuis que les Françaises se sont jointes à nous. Pas de faux-fuyants, je hais la cachotterie. Cartes sur table, inspector !
— Inspecteur ! s’écrie la sublime blonde en mini-chose, avec un brin d’effroi et un tantinet de répulsion dans l’intonation.
— Parfaitement, ce french boy enquête sur mon problème, mes beautés ! Car l’impuissance est devenue un fléau européen. Quant à ces merveilleuses personnes, continue l’officier à mon adresse, elles pratiquent l’art de l’extase mieux que personne d’autre au monde, je dis bien : au monde !
Il cueille la main de la marquise et la porte à sa moustache.
— J’ai passé chez cette dame, déclare-t-il, les instants les plus fabuleux de ma vie, lorsque j’étais attaché militaire à Paris.
— Bref, Maâme tient un claque ! marmonne Bérurier. Et moi que je la croyais noble dure comme barre de fer !
— Mais je le suis, monsieur ! Je le suis ! rebiffe la marquise. Notre famille est apparentée aux du Conlajoie de Bastringue et mon ancêtre, Godfroy de Volaye fut le compagnon du grand saint Louis sous la croisade. Je possède un château en Anjou. Feu mon mari, le marquis de la Lune est mort au cours de la dernière guerre dans la Somme, à la tête de son unité. Ma fille a épousé le vicomte de Chaique-Paustal. Moi-même, je suis née de la Fornicassion de l’Hami de Mondabes. Peu de gens titrés, à notre époque, peuvent présenter un pedigree aussi solide !
Elle se tait et se donne un peu d’air en agitant son gant devant son aristocratique visage.
— Vot’ blason vous empêche quand même pas de faire la prostipute ! objecte durement le Gros, déçu.
Lors, la marquise se tourne vers moi.
— Les gens de mauvaise foi m’agacent, mon cher ami, déclare-t-elle. Je hais le parti pris, j’abomine les idées reçues et je suis une ennemie irréductible du conventionnel. Peut-on espérer faire comprendre à cet ogre que l’amour est un art ? Lorsque j’étais enfant, je classais les arts dans l’ordre suivant : la danse, la musique, la littérature, la peinture et la sculpture. C’est aux abords de l’adolescence que j’ai réalisé qu’il en existait bien d’autres, dont l’amour, et que ce dernier supplantait tous les autres. En grandissant je m’y suis consacrée âme et corps. Passionnément. Ce fut grandiose. Je fis l’amour avec amour, chose rare ! Bientôt, mes réactions personnelles ne me suffirent plus. Alors j’étendis la volupté à mon prochain. Non pas à mes seuls partenaires, mais à une gamme d’individus beaucoup plus vaste. Ainsi, lorsque je devins veuve d’un homme pour qui je nourrissais une profonde tendresse, je fondai une école d’amour, histoire de me changer les idées. Je fis venir des professeurs des quatre coins du monde. J’eus de la sorte des Japonais, des Cinghalais, des Hindous bien sûr, des Africains, des Cosaques, des Afghans, des Tahitiens, des névrosés, des prêtres, des satyres, des libidineux et même un singe savant. Chez moi, l’on s’éduqua to-ta-le-ment ! L’on étudia l’homosexualité, cette bêtise ; la pédérastie ; l’auto-sodomie ; la masturbation évolutive ; la partouse chantée ; l’amour par téléphone ; le coït-sur-photographie ; l’accouplement dans les lieux publics. Tenez, à propos de cette dernière rubrique, elle est par trop négligée. Quatre-vingt-quinze pour cent des gens ignorent à quel point le côté furtif et dangereux d’une étreinte dans la rue ou dans le métro enrichit leurs sens et stimule leurs élans. Général, vous pouvez confirmer ce que j’avance, n’est-ce pas ? Vous rappelez-vous le jour où l’une de mes élèves vous invita à faire l’amour aux Galeries Lafayette, rayon des meubles de jardin ?
L’officier hoche une tête alourdie de souvenirs rose bonbon.
— Ah ! taisez-vous, ma bonne, quand j’évoque cet instant, j’ai l’impression d’écouter du Mozart.
— Et la fois où vous « fîtes ça » à la porte d’un cinéma dans une file de gens et en pleins Champs-Élysées ?
— Le bonheur, balbutie Mac Heuflask.
La marquise me réaffronte :
— J’ai, chez moi, de grandes spécialistes de la chose, mon cher jeune homme. Des jeunes filles ayant le goût du risque. Des téméraires de l’amour. Des amazones, des Jeanne d’Arc. Le record de ma meilleure élève ? Je vous le dis ? Dans un commissariat ! En plein jour ! Elle est entrée avec son partenaire pour demander un renseignement, et l’audacieux l’a prise au milieu d’un troupeau de gardiens de la paix sentant le drap humide et la chaussette de laine. Mais nous avons bien d’autres performances à notre actif. Tenez, dans le domaine gustatif par exemple…
Elle reprend souffle. Je la soupçonne d’avoir un peu d’asthme. C’est une femme très bien, la marquise de la Lune. Plutôt grande, mince, à peine fanée. Son maquillage est efficace. Elle a les cheveux d’un gris bleuté ; un regard vif et profond et puis alors, du maintien à ne plus savoir qu’en foutre !
— Vous disiez, madame, dans le domaine gustatif ?
— J’ai éduqué des messieurs qui sont devenus les super champions de la minouche. Des experts, en somme. L’un d’eux, particulièrement doué, est à présent le premier taste-sexes de France, et vraisemblablement du monde. Les yeux bandés, on lui donne des femmes à savourer et ce cher bougre te vous annonce leur nationalité, leur âge et moult autres précisions. Adeline, mens-je ? demande-t-elle à sa convoyeuse.
La blonde qui se tient sagement assise dans un fauteuil assez profond pour qu’on puisse garder sur ses charmes une vue plongeante renchérit :
— Absolument pas, madame. Vous voulez parler de M. Jean ?
— En effet.
— La dernière fois vous l’avez testé avec les deux nouvelles. Et qu’a-t-il dit ?
— Pour Natacha, il a déclaré au bout de trois minutes : vingt-six ans, Russe de la région de Smolensk, instruction secondaire, séjour de plusieurs années en Pologne, mère israélite, déniaisée à l’âge de seize ans par un camionneur moscovite.