— Seconde question importante, mon général, je suppose qu’à votre prise de fonctions vous avez déménagé ?
— Pas du tout. J’allais chaque matin à la chancellerie, mais je ne l’habitais pas.
— Vous demeuriez ici ?
— Non, dans mon appartement de Londres, près de Regent Park.
Il m’en précise l’adresse en m’annonçant que, présentement, il est fermé et qu’il le restera jusqu’à sa mort ou jusqu’au retour de sa virilité.
— Eh bien, ce sera tout pour le moment, mon général, déclaré-je.
Le valeureux soldat regarde sa montre.
— Il vous restait très exactement un quart d’heure de conversation à utiliser, me dit-il. Je vous le rembourse ou bien je le porte en compte ?
— Considérez-le comme un à-valoir sur la prochaine audience, car nous nous permettrons de revenir.
Le Mastoche, qui se montre songeur depuis un instant, demande brusquement.
— Le biniou est rapide pour la France, Robert ? Les poissons-scies jouent pas trop aux cons avec les câbles sous-marins, car j’aimerais tuber à Paris ?
— Vous l’avez presque immédiatement, assure Mac Heuflask.
— Alors, si vous le permettriez, je vas grelotter là-bas, biscotte y me vient une idée à propos de votre agonie du falzar.
— Si vous appelez en P.C.V., faites ! consent notre hôte. Le téléphone se trouve dans la pièce voisine.
— Qui demandes-tu ? ne puis-je m’empêcher de questionner.
À tort ! Du reste, le Gravo me rabroue :
— Pas d’empiétage sur la vie privée, pelisse ! répond-il. Bientôt va falloir un bon de service pour aller aux chiches.
Puis, me montrant aux assistants, il déclare :
— San-Antonio, ce serait pas le mauvais cheval, mais ce qu’il a c’est qu’il a pas l’esprit syndicalisse. Mâme la marquise, je suppose que vous devez causer l’anglais comme père et mère, vous voulez bien me demander ma communion à la stand-artiste, j’ai des lagunes dans mon britiche.
Des façades grises, sévères, un peu tristes, mais si romantiques qu’on leur pardonne leur austérité. La rue s’en va dans une douce grisaille en direction de Soho. Des magasins morts alignent leurs médiocres lumières. Des commerces paisibles pour la plupart : boutiques de décorateurs, antiquaires, banques, tailleurs… Un hindou à turban passe comme un chat sur le trottoir étroit. Je remise ma pompe et lève mes yeux sur l’immeuble de la demoiselle Dusvivandy. Il est plus étroit que les autres, plus noir. Je note qu’il y a de la lumière derrière toutes les fenêtres. Donc, la môme est chez her.
On déboule dans la place Ampère peine art. Le Mastar mâchouille des mélancolies. Comme je lui en fais la remarque, tout en cherchant le blase de notre donzelle sur les interphones groupés dans le couloir, Bébé-Lune soupire :
— C’est ce brave Mac qui me fait de la peine. Qu’il aye pu résister à la séance de t’t’à l’heure, ça me fait mal inaugurer de l’avenir. Il a le bâton de Zan complètement carbonisé, quoi ! Cézigue, tu peux lui confier la garde de ta petite sœur sans craindre que la môme paumera son fuselage. Enfin, y s’peut que je pusse quéque-chose pour lui.
— Quoi ? demandé-je en appuyant sur le bouton de Miss Maud (ce qui est façon de parler).
— What ? fait en écho Miss Dusvivandy.
Ce qui remet la réponse de Béru à une date aussi future qu’ultérieure.
— Ici des amis du général Mac Heuflask, annoncé-je. Nous souhaiterions vous parler.
La question de la locataire ne laisse pas que de m’impressionner.
— Quel âge avez-vous ? demande-t-elle d’un ton ennuyé.
— La fine fleur de l’âge, miss.
— Très bien, montez !
Drôle d’accueil, non ? Ça vous est déjà arrivé, à vous autres gougnafes, de devoir décliner votre carat avant d’être reçu chez quelqu’un ? Non, s’pas ? Il est vrai qu’il vous arrive si peu de trucs, mes bons termites. Une panne de bagnole ; la scarlatine du petit dernier, le décès à grand-papa ou bien, à la grosse, à l’immense rigueur, votre poste de téloche qui implose et vous crible de zestes de Zitrone. Pour vous, l’aventure est au coin de la ruche, quoi ! Elle est de nature organique ou familiale, fiscale à la rigueur. Votre épopée éventuelle ? La guerre ! Pour vos pommes, les cloches de l’armistice sonnent le glas de la grandeur. Bientôt trente piges qu’elle est finie la dernière, et on se fatigue pas de l’évoquer : les films, les bouquins. La vie du général Glandoche ! Les mémoires du nazi Shmuggle ! La bataille d’El Parankouilh ! Les parachutistes sur la jungle des îles de l’Intromission ! Les super-ultimes révélations de l’espion Bengali ! L’agonie du cuirassé Koulapic ! Sans rancune, notez ! C’est pas le bureau d’embauche, oh non ! D’ailleurs tu montes ça en coproducs avec les Frisés et la grande première mondiale a lieu à Berline sous l’haut patronnage du chancelier Wouihisbranl. On goupille ces machins uniquement pour certifier au populo qu’il est graine d’héros. Que s’il s’emmerde trop entre son frigo et ses studios en Espagne, on pourra lui en organiser une autre, tout aussi juteuse, mais plus adaptée aux nécessités de l’époque, une qui n’fasse plus image d’Épinal, qui se rapproche davantage de L’Odyssée 2001. On attend encore un brin pour mieux profiter des dernières techniques. S’assurer des alliances formides. Y aura les ricains, les popofs, les chintoques, les rosbifs unis contre une tripotée d’affreux minables qu’on ira secourir, nous autre franglais, histoire de pas laisser perdre l’occasion d’une rouste mémorable. Ça sera la nouvelle formule : la coalisation de tous les grands Grands contre les petits Petits cons. Y z’en déblaieront enfin la planète, de ces résidus. On liquidera les bougnes, les arbis, les Haïtiens, les Saoudiens, les Auvergnats. Une bonne fois pour toutes ! De même que les grands trustes balaient le petit commerce et bousillent l’artisanat, systématiquement. L’ennemi, ce sera le minable, officiellement. On aura enfin le courage de le clamer. De le proscrire. De l’anéantir. Qu’à force de racler son pus devant le monde et de mendigoter de la matière première à transformer en matière fécale il leur fait chier la bite aux tout bien grands. Qu’y a plus moyen d’être grand tranquille, à la fin, nom d’dieu !
L’avantage d’habiter un rez-de-chaussée, c’est qu’on évite à ses visiteurs de se respirer six étages d’escadrins plus ou moins hardus, roides et branlants.
Miss Maud Dusvivandy demeure au fond du couloir. Sa porte laquée en rouge quasiment noir ressemble à la porte d’un claque où j’ai beaucoup fréquenté dans mes adolescences. Chez Antinéa, ça se nommait. La taulière était une grosse en blouse blanche qui ressemblait à une charcutière distinguée. Elle possédait un petit cheptel de qualité. Pas le genre rural expatrié, non : de la pensionnaire de classe, le côté ancien-mannequin ou secrétaire-lassée-des-goujateries-de-son patron-et-qui-s’est-dit-un-jour : tant qu’à faire…
On s’y fourvoyait avec mon pote Branchat, certains crépuscules. Les fins de journées hivernales sont propices à ce genre d’exploits. De jour, les parquois du voisinage vous guignent depuis le pas de leur lourde et ça vous flanque la chiasse, la vraie. Avec nos cartables sous le bras on avait l’air de deux clercs de notaire s’annonçant pour l’inventaire du mobilier. Surtout Branchat. Pour se vieillir il s’affublait d’un bitos à bord roulé qui le rendait chpountz à plus en pouvoir. On y prenait nos habitudes, Chez Antinéa, comme n’importe quel ancien combattant. On nous y appliquait agréablement le tarif puceau. On s’y votait toujours les mêmes nanas. Branchat se faisait Gertrude, une blonde Alsacienne, pâle et d’aspect poitrinaire qui se foutait trop de bleu aux yeux. Moi, c’était Geneviève, une petite basanée dont le regard anxieux m’émouvait. Et puis un jour, mon pote se pointe au lycée avec une bouille pareille à une photographie aérienne de la guerre au Vietnam. « Tu sais ce qui m’arrive ? il m’abrupte dans la foulée : la chtouille ! Tu verrais mon cierge, cette première communion ! Qu’est-ce qu’on peut faire ? »