Ce bouquin que je veux vous faire suivre, il véhiculera pas mal de remémorances sur son lit de turpitudes, je jure ! Mais elles seront tant enrobées de caramel que vous ne vous en apercevrez seulement pas.
J’en connais qui se débitent le passé en chapitreries calibrées. Ça démarre par le magistral coup de verge à papa, puis c’est leur naissance apothéotique, nounou qui leur talquait les burnettes façon loukoum. Ils se biographisent petit « a », petit « b », les pauvres « c ». Suivant des normes énormes. Ce sont les organisés du sentiment. Ils tentent de déguiser leur passé en histoire, manière de le ranimer. Seulement le passé est un œuf sans germe. Tout ce que tu peux t’en confectionner, c’est une omelette. Si tu le couvasses il pourrit comme l’œuf qu’on laisse dans le nid pour suggérer le dargeot des poules.
Moi, j’ai pas le vice de me dépuzzeler le souvenir pour en recomposer tout le motif initial. Je travaille pas au point des Gobelins, je me brade par petits bouts furtifs. Quand tu secoues un pommier, c’est pas les pommes d’en haut qui tombent forcément les premières. Mon arbre, vous pouvez lui agiter le paletot. Au lieu de choir dans l’herbe, la plupart de ses fruits s’en envolent ! En averse inverse ! Newton ? Tiens, fume !
Ma récolte, faut l’aller butiner dans les nuages, mes frères ; parmi les ballons rouges. Je suis trop modeste pour me raconter but en blanc. L’humilité, sur moi, est un cilice. Je porte ma vie comme une mortification. Elle se paralyse lentement, tel le bâton d’une baratte dans la crème devenue beurre. Remuer me condamne au cloaque. Tout ce que je peux encore, c’est faire des bulles fétides d’avoir tant stagné dans mes profondeurs. Rances de ma rancerie !
Oui, des souvenirs en bottes ! Agrémentés gribiche.
Je les dirai pas tous. Impossible ! Jamais ! À bousculer la honte on se luxe l’épaule. Je préfère la boucler hermétique. Par moments, mon besoin de silence l’emporte sur mon besoin d’exprimer. La somme de tout ce que j’aurai tu me démoralise. C’est pas vrai, dites, que bientôt la mort se refermera sur mes équivoques et transformera mes quiproquos en vérité ? Je regimbe ! Je veux pas que ma fin inscrive tant de malentendus dans le marbre. Par avance, j’appelle au secours du fond des abîmes ! Je me porte partie civile. Vous vous rappellerez bien que j’étais pas d’accord, dites ? Vous le répéterez ? Bon ! Mais à qui ? Et pourquoi fiche ? Ah, saloperie d’inutilité qui nous tue pour de bon !
Eh ben voilà, on va s’y mettre quand même. Je retrousse les manches de mon stylo. Je remplis mon réservoir à couenneries. Je largue les amarres de mon imagination. Je fonce. Je suis à vous.
Aux autres.
À tous.
On va « en » causer, puisque le zizi est à l’ordre du jour. Bien l’étudier, en long, en rond !
L’examiner sous tous ses aspects, dans toutes les circonstances.
Lui analyser le comportement, à la bébête qui monte qui monte.
L’apprivoiser.
Lui vouer un culte large commak !
Faire sa plus ample connaissance.
On ira jusqu’au-delà des limites.
Vous n’en reviendrez pas, je vous promets.
Je vais vous disséminer dans des cavernes lubrifiées. Vous y anéantir comme des suppositoires.
Venez, venez vite, mes chères et chers. Donnons-nous la main. Si tous les gars du monde voulaient se tenir par le scoubidou, on ferait une fameuse chaîne d’arpenteurs autour de la terre si terre à terre.
C’est ça : allons arpenter les monts de Vénus ; que je sois premier de cordée !
Et puisque notre destin commun est de finir dans un trou, fasse le ciel qu’il ait du poil autour !
PRÉLUDE À CE QUI VA SE PASSER
Il existe à la maison Poupoule une pièce d’apparat où l’on apparaît d’ailleurs fort peu car elle ne sert que dans les grandes exceptions. Elle est joyeuse comme un quai de gare à trois heures du matin et il y flotte en permanence (de police) l’odeur gentiment rance des petits-fours de la dernière réception. Le plafond est fromageux, les murs lambrissés. Le mobilier se compose essentiellement de chaises (on se croirait dans du Ionesco). Un lustre formidable pend au centre du local. Il doit peser trois tonnes et à chaque « manifestation », je le guigne du coin de la rétine en espérant confusément qu’il va choisir la circonstance pour s’abattre sur le buffet.
Dans la liste des choses qui m’affligent, le buffet occupe une place prépondérante, entre l’enterrement-de-jeune-fille et le ranimage-de-la-flamme-sacrée. J’en sais qui godent à la vue de ce catafalque à boustifailles. Y a des pionniers des coquetailles. Des qui se nourrissent que de la sorte. Qui les collectionnent, les comptabilisent, y ont leurs habitudes, tout ça sans seulement y être invités jamais. Dans le fond, je les admire. Pour moi, un buffet, c’est morbide. Une chapelle ardente ! La vallée d’Auge ! Ça cochonne sur sa rive. Un monstre pieuvre y développe frénétiquement des tentacules répugnants. Placez-vous en bout de tréteaux et regardez, de profil, ce foisonnement de mains. C’est la rue de l’happe ! Moi, j’aimerais mieux être happé par un train que par cette affreuse chenille. Ça fait peur, des gens qu’ont pas faim et qui mangent ! Plus peur que des affamés qui ne mangent pas ! C’est plus terrible.
Le glandu, c’est le divorce existant entre la bouille des assistants et leurs doigts. Ils affichent des airs nonchalants, blasés. Le côté « je goûte pour vous faire plaisir » ; mais leurs paluches les trahissent. La main, ça trahit toujours. Mordez à la téloche, par exemple, les interviouvés : impassibles du haut. Seulement les salsifis tricotent et leur dénoncent la nervouze. La main d’un buffeteur c’est une trompe. L’extrémité de son estomac. Il commence déjà à mastiquer avec les doigts.
Je préfère encore l’attitude de Bérurier, mes fils. À sa façon, il exprime son aversion pour la formule buffet, lui aussi. À preuve : il s’est assis à la longue table. Unique vrai convive de cette réunion. Il a posé ses chaussures trop neuves à côté de son siège. Il a relevé le pan blanc de la nappe pour s’en faire une serviette. Un plateau est posé devant lui, où pyramident des sandwichs et des canapés, des petits-fours et des fruits confits. Le chapeau rejeté en arrière, le regard mi-clos, la bouche béante, la pommette allumée, il mange.
Insensible à ce qui l’entoure.
Il ne prête aucune attention à nos collègues étrangers venus d’Angleterre, de Belgique, d’Allemagne, de Suisse et d’Italie. Se fout de leurs regards stupéfaits. N’entend pas leurs discussions. Fuit l’œil glacial du Vieux qui se pose sur lui avec l’obstination d’une mouche bleue survoltée par une merde fraîche.
La rencontre nourriture-Bérurier est toujours une conjoncture.
On doit respecter les conjonctures. Les admirer muettement. Notre dirlo est sur son trente et un. Costume noir croisé, chemise et cravate blanches, rosette fluorescente (la dernière création). Il a dû se faire laquer la tronche car jamais sa calvitie n’a jeté autant d’éclats. C’est un maître de (grande) maison accompli (j’allais écrire achevé, mais il peut encore faire de l’usage). Il va de groupe en groupe, sa coupe de champagne à la main, le verbe aisé, le geste moelleux, le sourire accueillant. Il prend les conversations en marche dans n’importe quelle langue. S’y glisse superbement pour y planter quelques formules de son cru ; passe au groupe suivant et incite avec grâce nos confrères à piller le buffet, ce qu’ils ont d’ailleurs entrepris de belle façon.
Un tantisoit peu à l’écart de ces tubes digestifs, je me pose des questions à propos de cette concentration de poulets. Il ne m’a rien dit, le « Déplumé ». Un bref coup de grelot de son secrétaire m’a seulement prévenu : « Réunion demain à 16 heures, dans la salle des réceptions extraordinaires, pour participer à un séminaire avec mes homologues des grandes capitales européennes ».