– Ça se fait la gueule de Richelieu et c’est même pas Drouot, déclare-t-il en emparant une bouteille de décape-tripes.
Maud n’a pas réagi. Elle aussi est chargée. Moins que son compère, mais elle a pris sa bonne dose de bicarbonate, c’est couru.
— Vous êtes chiants, vous, alors, soupire-t-elle. Ma ! Fais-moi du café fort, ces deux crétins vont sûrement me tenir la jambe pendant vingt ans et j’ai la migraine !
La brave dame articule j’sais-pas-quoi-d’ailleurs-ça-n’fait-rien et se casse en sa cuisine.
— Je vois que vous optez pour la résignation, Maud, déclaré-je. Je vous en remercie et je vous promets de ne pas abuser de la situation.
Elle me considère avec, pour la première fois depuis notre arrivée, une certaine lueur dans la prunelle.
— Vous avez tort ! déclare l’adorable rouquine.
Là-dessus elle me met les bras autour du cou et me vote une de ces pelles mécaniques capable de creuser une piscine olympique dans une carrière de marbre.
— Lala ! Bonne année grand-mère ! exclame Bérurier. C’est la maison des dés lisses, ici ! T’as pas le temps de tirer le verrou de ta braguette qu’on te souhaite ta fête ! C’est tout de suite la menteuse fourrée ! La haute voltige sur gazon ! J’croyais que c’était m’sieur moi-même que c’te nana trouvait à son goût ! Faut croire qu’elle a changé son fusil à deux coups d’épaule ! Bon, ben je veux pas chiquer les voyeurs. Ma discrétion prenant le dessus, je vas faire le caoua avec la reine mère ! J’emmène la Grattouille ou bien je lui laisse triturer les ficelles de sa balalaïka ?
N’ignorant pas combien il est incorrect de parler la bouche pleine, je m’abstiens de répondre ; aussi Béru se dissipe-t-il sans plus attendre et en laissant le guitariste ajouter ses accords aux nôtres.
Moi, faut que je vous avoue une chose, les gars, la séance chez le père Mac, ça m’a mis le circuit en surcharge. Comme en outre, la môme Maud me plaît, je lui déballe mon grand chlem sans barguigner ni baragouiner.
Un qui en prend plein la barbouze, c’est ce cher lord Kitchener, parole ! Jamais il a été à pareille fiesta, même quand en 1902 il vainquit les Bœrs. Le feu aux joues, ça lui met ! Les oreilles en pointe ! Il a le kibour de traviole, Herbert. La moustache revue façon Dali. Quand on a fini notre gigue, je le trouve moins rébarbatif. Je ne veux pas sacrifier à cette sotte tradition instaurée depuis des temps entre nous, comme quoi, quand je trémulce une gnière je vous en raconte les péripéties. Il n’importe que vous soyez au courant de mes prouesses. Ça vous apportera rien d’apprendre qu’elle a droit au hanneton renversé, à la plaque tournante, à la photo voilée, à l’allume-cigare et toutim ? Hein ? À la fin, ça fait forcé.
Sachez only que la séance est belle. J’y ai mis de la technique, de la fougue, de l’initiative et un brin de tendresse. Malgré tout, la miss Dusvivandy ne me témoigne qu’une satisfaction brève et nuancée. C’est l’ennui, avec les camés, ils participent au second degré, en rêve… On a toujours la cruelle impression de leur faire l’amour par seringue interposée.
Le guitariste n’a pas levé les yeux de son instrument. Il continue d’arracher des notes à ce faisceau de tripes de chat et les chasse dans l’appartement à petits gestes maladroits et dédaigneux. Prouttt, proutt, comme ça, tel on époussette de la cendre de cigare sur un veston.
— Et maintenant, bavardons, fais-je à ma (facile) conquête.
L’ennui, je vais vous dire, avec les bouquins plus ou moins policiers, c’est le côté rouages de l’affabulation. Le lecteur sait pertinemment qu’aucun passage n’est inutile et que tout s’emboîte. Ainsi, vous vous gaffez bien, mes vaillants, que ma visite chez la petite Maud n’a rien de gratuit, qu’elle va faire progresser l’action. Une vraie chiasserie ambulante, déambulante. Tout s’intègre dans un contexte (voire un texte con) pour, en fin de compte, emmener les passagers vers les dénouements ou les dénuements. Le julot qu’a bien pigé ça ne peut plus se laisser fabriquer par un auteur, ou si peu. Prenons le cas présent, for exemple, il se dit : « Tiens, la polissonne va apprendre un truc à San-A. lequel truc lui permettra de découvrir aut’ chose, et ainsi de suite jusqu’à ce que ce rigolo ait éjaculé son taf de copie. » C’est vrai, hélas. Conclusion, reste que le style pour se défendre. J’ai toujours été sidéré que nonante pour cent (je parle en francs suisses) de mes confrères n’aient pas encore pigé cette vérité élémentaire. Qu’ils continuent d’assembler leur gentil Lego et de se bousculer les cellules manière de modifier la forme de leurs maquettes. Ça vient de là que j’arrive pas à les lire. Souvent je voudrais les porter à ma connaissance. Bon, je les achète. J’attaque. Ça ronronne. Ils ont du métier, du chou. Et puis tout soudain la mécanique me pète à la frime et je laisse quimper. J’ai beau lutter, me cramponner à leurs cadavres, à leurs astuces, à l’ardeur de leurs péripéties, ça me foire dans la gamberge et je me remets à lire les Mémoires de Casanova, ou bien Mort à Crédit, Les Voyages de Gulliver ou encore les incomparables petites annonces du Chasseur Français, ce chef-d’œuvre !
— Et maintenant, bavardons ! fais-je à ma (facile) conquête[14].
Faut de la santé pour continuer après ce que je viens de vous faire remarquer, hein ? C’est le prestidigitateur qui montrerait ses brêmes dans sa manche avant de faire son tour. M’en fous ! Si j’étais pas inconscient je ferais un autre métier. Je serais assureur, dentiste ou écrivain.
La jolie gosse me considère avec une certaine curiosité.
— Vous n’êtes pas du tout comme les flics anglais, assure-t-elle. Au Yard ils n’ont pas vos façons, hélas…
– À propos du Yard, il paraît que vous avez eu affaire à ses archers, dernièrement ?
— Exact.
— Pour quelle raison ?
— Ils me reprochaient ma vie privée.
— Ah bon. Qu’a-t-elle de particulier ?
Elle rit nerveusement et me désigne le foutoir d’un geste large.
— Ben, servez-vous !
— Vous vous droguez depuis longtemps ?
— Quelques mois…
– À l’époque où vous étiez la petite amie du général Mac Heuflask vous en tâtiez déjà ?
Elle dodeline un peu. On dirait que sa pensée fait une embardée.
— Ah, vous aussi, vous allez me casser les pattes avec ce vieux bouc !
— Parce que les inspecteurs du Yard vous ont parlé de lui ?
— Et comment !
— Que vous ont-ils demandé ?
— Des tas de choses insensées. Combien de fois j’ai fait l’amour avec lui. Si j’en tirais avantage. Si je lui ai fait prendre de la drogue au cours de nos ébats. Des foutaises !
— Car vous ne lui avez jamais proposé le plus léger grain de poudre ?
Maud hausse les épaules.
— On voit que vous ne connaissez pas le vieux Robert ! Il n’a rien du hippie ! Lui, c’est « service-service, haut les cœurs, et vive l’impérissable Royaume-Uni ». Avec ça queutard comme trente-six cerfs en rut ! Sauf à la fin…
– À la fin de quoi ?
— De nos relations. Probable que je ne l’inspirais plus car il ne parvenait pas à… à ses fins ! De guerre lasse, après plusieurs séances infructueuses, il a fini par me mettre à la porte.
— Il vous payait ?
Elle fronce le nez et me jette simplement :
— Salaud !
— Ben, c’était pas Casanova, balbutié-je.
— Si, justement, assure Miss Dusvivandy, c’était Casanova ! Vous me prenez pour une pute ?
14
Croyez surtout pas que je me répète, tout à l’heure y avait pas de point d’exclamation après « bavardons ».