Un cri nous arrive, en provenance de la cuisine. M’étant précipité, je découvre Bérurier et la vieille dans une confusion extrême. Me faut un certain temps pour bien réaliser la nature de la scène. Reconstituer son déroulement. Heureusement les gens et les choses parlent. En bref, voici ce qui s’est passé : gagné par nos frénésies, le Gravos s’est rabattu sur la poissarde. C’est un garçon dont les possibilités sont très étendues. Vous parlez que mémère a été ravie de l’aubaine. Le Terrible se l’est appropriée à la soudard, ce qui met le comble à son exploit. Embroquer une vieille dame à la verticale, façon sentinelle, dénote de la part de Béru une… santé de fer, non ? Dans cette situation, une jeunesse coopère. Elle lutte de son mieux contre les lois impitoyables de la pesanteur. Mais une personne âgée, ivre de surcroît, est un poids mort qu’il convient d’assujettir à son désir et de maintenir en position adéquate (la plus dure). Notre Tumultueux y est parvenu. Qui plus est, tout en souscrivant à ces nécessités, il a conservé sa vigueur fracassante. Ce mâle hardant a baladé sa partenaire dans la cuisine exiguë, un peu comme le taureau furieux promène à travers l’arène la haridelle éventrée du picador. Au plus fort de ces débordements, il a bousculé le réchaud à gaz de la dame Dusvivandy. La casserole d’eau que la baronne avait mise à chauffer pour confectionner le caoua de sa mouflette s’est renversée et elle a morflé l’eau bouillante sur ses miches flétries. D’où ses bramades agoniques. Mais le plus suave, mes amours, le plus titanesque, le plus grandiosissime, c’est que les affres de la chère madame, au lieu de calmer la fougue du Gros, la stimulent. Dans ces cas-là, l’agitation accroît la volupté. L’amour est fait de mouvement. Mémère, si chaudement douchée, a beau se débattre, le grand Vautour des Andes ne lâche pas sa proie. Au contraire, il se l’assure plus étroitement. Ses serres avides pétrissent férocement le siège de la douleur. Ils vont en se dandinant, en titubant, dans une apothéose de souffrances et de félicités rarissimes. Ils plantigradent, ils bousculent tout, cassent, effondrent. Des piles d’assiettes choient. Des tabourets agonisent. Des bouteilles se brisent. Béru écrase du tesson, piétine des restes d’apple-pie, meurtrit des œufs, défonce des placards. La vieille au cul ébouillanté balance entre les cris de la douleur et les plaintes de la satisfaction extrême. Elle regimbe en approuvant. Ça ne manque pas d’allure, ce tournoi si singulier ! Néanmoins, pudiquement je me retire et vais rejoindre Maud, affalée sur le canapé, avec lord Kitchener roulé autour du ventre.
— Un peu de vaiselle brisée, hé ! Ma est en crise ?
Je hausse les épaules.
Inutile d’épiloguer. Nous vivons en marge. Dans un milieu brisé où rien ne se passe comme ailleurs.
— Reparlons du père Mac Heuflask, chérie.
— Pourquoi intéresse-t-il toutes les polices d’Europe ? articule Maud. Il a trahi ? Vendu des documents aux Russes ou aux Chinois ?
— Pas du tout.
— Alors ?
— Vous n’avez aucune idée de la chose ?
Je la considère avec attention. Elle ne triche pas. Une nana aussi farcie n’est pas capable de jouer la comédie. Sa volonté fait la colle. Elle est flasque de la pensarde.
— De quelle chose ?
J’hésite. Mais après tout, à quoi bon taire la vérité ? Les gars du Yard ont pris trop de précautions. Parfois il est préférable de jouer franco. À tourner autour du pot on le rate.
— Une vague d’impuissance s’est abattue sur une foule de personnalités en Europe et le général fut le premier frappé !
Quand vous glissez une pièce dans certains appareils distributeurs, vous l’entendez dévaler en cascadant dans les entrailles de l’engin. Pareillement, j’entends ma révélation ricocher dans la tête de Maud. Elle va, déclenchant des rouages, éveillant des idées, provoquant des réactions. Mais comme tout cela est lent ! Comme ça visquose dans l’intelligence de cette pauvre fille…
— Impuissant, répète-t-elle, vous voulez dire qu’ils ne peuvent plus ?
— Non !
— Plus du tout ?
— Du tout !
— Merde, le pauvre Robert qui était si enragé. Je me rappelle de notre première rencontre. Il venait d’être nommé chancelier depuis peu de temps. Je suis entrée dans son bureau pour lui apporter un dossier. C’était la première fois que je le voyais. Il était tout congestionné sur son solennel fauteuil. Les yeux lui sortaient de la tête.
« Je lui parlais, mais il paraissait ne pas m’entendre. “Excusez-moi, sir, ai-je dit, seriez-vous souffrant ?”
« Au lieu de répondre, ce vieux brigand m’a fait signe d’approcher. J’ai obéi. Il m’a alors enlacée d’un bras puissant comme une bielle de machine. J’ai tenté de lui échapper : impossible. “Pardonnez-moi, bredouillait-il. J’ai un coup de chaleur terrible, petite fille ! Terrible ! Je ne sais ce qui m’arrive, ce matin… Non, en vérité, je ne sais pas pourquoi mon sang s’embrase. J’ai du feu dans le bas du corps, petite fille…” »
Elle récite, les yeux mi-clos. Elle parle du ton de quelqu’un qui a beaucoup ressassé une scène et qui la décrit ensuite comme on dit un poème.
— Il m’a prise sur son bureau, continue Maud Dusvivandy[15]. Et ce fut grandiose, mon vieux. Vous m’entendez ? Grandiose[16] ! Jamais je n’avais éprouvé de telles sensations. Jamais je n’en retrouverai d’aussi intenses. La vérité, monsieur Flic-de-France ? Je me drogue depuis notre rupture. Pour essayer de m’accrocher à autre chose d’ineffable. Mais c’est en vain… Ce vieux dégueulasse m’a ouvert les portes d’un sacré paradis, et depuis qu’il les a refermées, je me sens comme une épave, si vous voyez ce que je veux dire ?
Je vois parfaitement. Et je trouve cette aventure surprenante, pas vous ?
Elle rit triste et ajoute :
— Dans le fond, je ne suis pas mécontente de le savoir impuissant. L’être humain est une peau de vache. Ça me réconforte d’apprendre qu’il ne peut plus donner à d’autres ce dont il m’a privée !
Béru revient, hilare et rougeoyant.
— Bon gu, dit-il. Ah nom d’dieu de bon gu, j’sais pas comment t’est-ce t’as trouvé la fille, San-A. Moi, s’en tout cas je peux t’assurer que la mère était de feurste coualiti. Comme quoi une poule bouillie, si tu rates pas ta béchamel, ça vaut parfois le poulet chasseur.
D comme dur(e)
Eh ben, vous voyez, mes tristounets : contrairement à ma théorie, cette visite domiciliaire semble avoir été une mesure for nothing.
Car elle m’a pas fait progresser d’un millimètre, la miss Maud. Ne m’a rien appris de particulier, sinon qu’elle a connu Mac Heuflask à l’époque où le mal qui devait lui abattre le chêne était dans sa phase de déferlement sensuel. Il se l’est octroyée sur le bureau de la chancellerie. Un feu d’artifice ! Bravo ! Et alors ?…
Alors, rien, archi-rien. Ce qui prouve qu’on peut se gourer dans ses démonstrations… Par la suite, la gosse s’est camée. Déjà, chez elle, l’ambiance devait être à la foiridondaine avec la maman picoleuse… Comme elle marnait au Foreign Office et qu’elle avait été la maîtresse du chancelier, le Yard s’est intéressé à elle, c’était fatal. On l’a virée de son emploi et elle a sombré dans le stupre et la drogue avec ses zigotos à crinière Louis XIII. Relation de causes à effets… Pour tomber comme pour grimper, faut une participation générale des événements.
Le Gravos chantonne en quittant l’immeuble. S’être ramoné les glandes lui libère l’esprit. Le voici pimpant et disponible. Content d’être.
15
Tiens, c’est poilant, vous ne trouvez pas, le prénom et le nom de la môme ?… Phonétiquement, ça donne modus vivendi. J’avais pas encore remarqué.