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Là-dessus, nous parvenons à notre hôtel.

* * *

Le lendemain, je toque à la chambre du Gros, contiguë à la mienne, mais je n’obtiens pas de réponse. Je découvre alors une feuille de papier à en-tête du May Fair Hôtel sur la moquette de ma piaule. La large écriture de Sa Majesté s’y étale plantureusement. « Fil touçeul ché le génairâle. Jety rejoignerait avan midi par mes popres moilliens. Béru. »

Voilà qui est intrigant, Je sens que le Gros mijote quelque chose, en grand secret, et ça m’inquiète. Chaque fois que le Mastar fait des mystères c’est pour mieux préparer une connerie. Mais alors une belle, solide, bien torchée ! Une connerie à gros budget. De celles qui marquent une époque et laissent des traces. En principe, il ne se sent pas très à son aise en Angleterre, Alexandre-Benoît ; qu’il s’y accorde des heures de liberté, cela accroît mon pessimisme.

Je commande mon brique-feuste et me mets à gamberger. La solitude est bonne pour la réflexion. Les hommes forts sont des hommes seuls.

La tactique préconisée par le Vieux est-elle valable ? Ai-je intérêt à n’enquêter que sur un seul individu par nation concernée ? Je commence d’en douter sérieusement. L’affaire Mac Heuflask me paraît plutôt creuse. Pourtant, elle est le prototype des autres. De toutes celles consignées dans les rapports des toubibs. Les hautes autorités frappées par le mal le furent discrètement. Rien ne les alerta au préalable. Aucune d’elles ne trouve trace d’une anomalie quelconque dans sa vie. Bref, l’Impuissance est aussi sotte qu’une épidémie de varicelle. On pourrait d’ailleurs croire à une épidémie si elle n’affectait qu’une certaine catégorie privilégiée.

Je me plante devant la grande glace au cadre doré de ma chambre. Ma bouille y est assez pimpante. Réfléchie, sans jeu de mots[17] !

Quand je veux bien m’en donner la peine, je fais « monsieur sérieux ». Ça pourrait méprendre des qui ne me connaîtraient point. Je vous jure qu’ils s’y laisseraient choper, ces enfoirés, à mon beau maintien grave.

J’essaie de m’auto-impressionner. J’y parviens presque. Je m’adresse la parole en ces termes :

— Mon cher San-Antonio, dans cette gigantesque et terrific affaire, trois questions se posent : Qui ? Comment ? Pourquoi ? Il s’agit de te consacrer à l’une pour, à travers elle, liquider les deux autres. La plus urgente c’est : COMMENT ? Elle te conduira à QUI ?… qui t’expliquera POURQUOI ? Comment a-t-on neutralisé la virilité de ces pauvres messieurs ? Opte pour une hypothèse et vois où elle te conduit. Les médecins français consultés penchent pour un traitement par rayons. Ils ont usé du terme « traitement ». On aurait donc « traité » les victimes, c’est-à-dire qu’on leur aurait fait subir certaines applications répétées de ces rayons. Ré-pé-tées. Or, toutes assurent ne s’être prêtées à aucune manœuvre particulière. La question qui surnage est la suivante : « De quelle manière peut-on passer les burniches d’un V.I.P. aux rayons perlimpinpins sans qu’il puisse s’en apercevoir ? Cherche ! Trouve ! Et vaincs !

Content de moi, je m’adresse un clin d’œil amical et je crie au loufiat d’étage d’entrer avec son plateau lourdement chargé d’une argenterie opulente en laquelle grésillent des lamelles de bacon racornies.

Le gars du room-service me jette un cérémonieux : « Bon matin, sir. Il fait une excellente journée ». Et, comme preuve de ses dires, va tirer les doubles rideaux de ma fenêtre. Un soleil plus pâlot que le jaune de mes œufs badigeonne l’Angleterre d’une promesse de lumière. Où a-t-il été, Béru, d’après vous ? V’là que ça me repréoccupe, son absence. Dès qu’un garnement s’éloigne de votre autorité, vous vous mettez à appréhender le pire, non ?

Je bouffe en contemplant une gravure ancienne représentant le lancement du fameux dirigeable anglouille R 101 qui devait aller cramer près de Beauvais par une nuit sans lune. L’image me rappelle les Zeppelins de mon enfance qu’on voyait passer avant la guerre dans le ciel bleu des vacances. Et puis aussi, la famille Trivier… Des vrais numéros, ces ploucs ! Tiens, faut que je vous les raconte puisqu’on a un moment de battement.

Cette nuit, j’ai repensé, donc, aux Trivier. J’savais pas que je les coltinais encore, ceux-là. Ils avaient disparu de moi au point que je ne me rappelais même pas les avoir oubliés !

En a-t-on coulé du béton d’années par-dessus leurs pauvres bouilles. Eh bien, elles vivaient toujours en moi, ces bactéries. Vous dire ma surprise, à trois heures du morninge, en les voyant débarquer dans ma chambre londonienne, les galoches crottées de fumier frais ! Trois plombes, c’est l’insomnie du damné ! On ne trique plus et pas encore. On a la carcasse toute bourdonnante de cancers et d’infarctus et l’âme grise de détresse affreuse. Je me paniquais d’une lancée abdominale quand soudain voilà les Trivier qui rappliquent tous les quatre : la mère et ses trois fils. Elle, en grand noir, bien sûr, puisque veuve et paysanne ; et ses abrutis en bleus sales puisque péquenots-sans-dimanches. La vieille se cognait les dévotions dominicales pour le groupe. Elle se respirait les six bornes séparant leur ferme de l’église, sous son large chapeau de paille noire. Elle remontait de la grand-messe avec un sac de pains chauds sur l’épaule s’arrêtant pour pisser à la carrière. Sans seulement prévenir lorsqu’elle se trouvait en compagnie. Elle pissait debout, dru comme une vache, en tirant un peu sa jupaillerie en avant afin de lui épargner la cataracte.

Elle, c’était l’intellectuelle de la famille ! Mais vous auriez connu ses chiares ! Des vrais pagans, mal libérés du papa-singe dont ils gardaient le front bas et les arcades sourcilières proéminentes. Ils habitaient une moitié de ferme consécutive à un partage, la seconde partie étant occupée par des Trivier un peu juniors. Une palissade de bois onduleuse séparait les deux clans, plus formelle que le triste mur de Berlin ! Des années et des années qu’elles se causaient plus, les deux familles. S’ignoraient jusqu’à la volupté, tellement farouchement que leur brouille fervente appartenait à la communauté pour ainsi dire. Elle constituait une sorte d’institution ; un patrimoine collectif. On y passait les grandes vacances, Félicie et moi, dans ce pays foutu à tout jadis.

Quand le soir venait, j’allais « au lait » chez la veuve-aux-trois-fils, par les ruelles du village qui sentaient le pisé chauffé et la feuille de noyer. La fois dont je cause, j’arrive chez les Trivier et je les trouve alignés dehors, sur leur banc, le dos appuyé à leur maison toute tiède de cette journée, un bol de soupe entre les genoux. De l’autre côté de la barrière, les Trivier-Montagu faisaient pareil ; et c’était la même soupe et le même sang circulait dans tous ces genoux fatigués. Je dis bonjour et je les regarde sucer leurs cuillers pendant que leur corniaud à poil rêche, bourré de cerceaux, salivait en reniflant les ranceries du lard…

Soudain, un cri part de la maison contiguë :

— Le Zeppelin !

Je dresse la tête, et c’était bel et bien vrai. Avant la guerre, le Graf, on l’apercevait parfois au-dessus de la contrée, quand il partait pour les Amériques. J’ai jamais rien vu de plus impressionnant depuis lors. De plus somptueux que ce fantastique cigare d’argent glissant dans les nues d’une allure de rêve. On le sentait plus qu’énorme, tout là-haut. L’Allemagne revancharde qui passait nous dire merde avant le gros patacaisse !

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17

Ce n’est pas mon genre.