Sous son ventre tendu de poisson gras, sa nacelle ressemblait à quelque nageoire mécanique. On distinguait les hublots, et puis des gens derrière qui nous faisaient bonjour-bonsoir de la main. Je me rappelle son bruit, aussi… Un ronron bizarre, très lent, très calme et rassurant, plutôt faible comparé à la masse de l’engin. Le Graf, c’était un obèse à voix d’eunuque. Il semblait sortir d’un de mes albums dorés de Jules Verne et j’en avait un peu peur.
Ce soir-là, alors qu’on baignait déjà, nous autres Terriens miteux dans les mauveries du crépuscule, il rutilait encore au soleil, le monstre ! Le jour qu’il a cramé en arrivant aux States, il devait pas être plus embrasé que cette fois-ci, au-dessus des Trivier. Une féerie inoubliable. À en chialer d’admiration…
Les Trivier d’à côté avaient largué leurs bols sur le rebord de la fenêtre et, debout, la main en visière, faisaient la toupie pour bien voir le dirigeable de feu. Je les imitais en trépignant d’enthousiasme. Et puis tout à coup, à cause d’un certain silence qui m’environnait, j’ai baissé les yeux. Stupeur ! La vioque et ses trois demeurés n’avaient pas bronché. Le nez pendant, ils continuaient de bouffer leur soupe.
— Regardez ! Regardez ! je les ai exhortés, c’est le Zeppelin !
Ils ne m’ont pas répondu. Leurs gueules étaient sinistres, verrouillées par la volonté de ne lever la tête à aucun prix. Comprenez bien : ce Zeppelin ne leur appartenait pas. C’était celui des voisins maudits qui l’avaient détecté les premiers. Je ne sais pas quel drôle de désespoir m’a pris. J’étais tout minaud à cette époque ; la connerie des adultes me blessait comme de la ronce bien sèche. J’ai secoué les bonshommes par leurs manches, frénétiquement, tellement la visière crasseuse de leurs casquettes m’exaspérait.
— Mais regardez donc ! Regardez ! Il est juste au-dessus de nous ! Jamais on ne l’a vu aussi bas, aussi beau !
Parle à mon cul ! Des statues ! La grande fresque inoubliable de la paysannerie française mangeant sa soupe !
Je m’enrouais, je devait avoir des sanglots dans le gosier :
— Vite ! Viiiite ! Le Zeppelin ! Le Zeppelin !
Alors la vieille a relevé la tronche.
Pas vers le ciel : droit sur moi. Ses yeux étaient morts comme deux pierres. Elle m’a ronchonné quelque chose d’incroyable. Vous savez ce qu’elle m’a dit ?
— Y a pas de Zeppelin !
Vous vous rendez compte ? Pas de Zeppelin, tandis qu’il était là, coulant dans les apothéoses du couchant et que ses vzom, vzom d’endormi faisaient chanter les vitres au mastic trop sec ! Y a pas de Zeppelin !
Je lui ai maté sa gueule ridée, à la vieillarde. Une guenon ! On eût dit qu’elle s’était mangé les lèvres avant de cracher ses dernières dents. Quéque chose m’a frappé dans sa dureté impitoyable : une espèce de calme profond à vous en flanquer le vertige. Suffisait de la contempler très fort pour piger que ça dépendait uniquement d’elle que le Graf Zeppelin soit présent ou non. On s’abandonnait à des mirages turpides, ses voisins et moi. On croyait apercevoir de concert une chose qui n’avait pas lieu. Ce grand prodige argenté, dans le ciel, nous venait d’un abus des sens ; on regardait défiler un mensonge le long des grèves de nuages pourpres. J’avais honte de ma sotte méprise. Je m’étais laissé baiser par ce cri venu d’à côté. Je parvenais pas à détacher mon regard du sien. Elle branlait doucement la tête pour m’affirmer mon erreur : non, non : pas de Zeppelin ! Ses yeux retrouvaient peu à peu une brillance, des lueurs rassurantes, une gentillesse matoise qui me promettait le pardon de ma faute impulsive. Quand, enfin, j’ai pu reprendre mon regard à la vieille, le ciel était tout vide, le mirage-Zeppelin avait cessé.
Je ne l’ai jamais plus revu depuis. Et même à présent, j’ai le doute qu’il ait jamais flotté par-dessus ces toits de haine… « Y a plus de Zeppelin ! »
Ce qui a été, ce qui n’est plus, quelle importance ?
Et vous ? Et moi ? Et tout ? Et rien ? Foutaises…
Une heure plus tard, je me repointe au château de sir Robert Mac Heuflask.
Pourquoi reviens-je obstinément ?
Le sais-je ?
Je tourne autour de son impuissance comme un condor au-dessus d’une charogne. Après une catastrophe aérienne, des techniciens examinent longuement l’épave, non ? Leur job consiste à faire parler des débris. Pourra-t-il m’apprendre un début de vérité, le turlutu du général ?
La bagnole de ces dames de Paris est toujours là. J’entre sans sonner, en sifflotant comme un sansonnet. Guidé par la voix véhémente de la marquise, je gagne la chambre du patient.
Misère !
N’ai jamais vu un patient plus patient ! Elles sont encore après lui, les technichiennes ! Ingénieuses, infatigables, minutieuses, mortes de fatigue mais toujours sur la brèche.
– À mon commandement, vous halerez, Adeline ! ordonne Mme de la Lune.
Je pénètre menu dans la pièce ombreuse.
Tragique spectacle. Le général est allongé sur son plumard. Une corde nœud-coule autour de son cou. Cette cravate de chanvre constitue son seul vêtement. Admettez que pour un ex-chancelier, c’est plutôt sommaire ! La corde s’élève au-dessus du lit et passe dans l’anneau du gros piton soutenant le lustre de fer forgé.
— Mon bon Robert, murmure la Marquise, nous allons procéder à une ultime tentative. Je dois vous avouer qu’elle comporte quelque risque car tout se joue sur la définition suivante : « Deviner jusqu’où on peut aller sans aller trop loin. » Voilà pourquoi, ne pouvant vous demander de signer une décharge, je vous ai prié d’écrire une lettre annonçant votre intention de vous suicider. Car vous admettrez qu’il serait injuste que ma collaboratrice et moi-même payions de notre liberté, voire de notre vie, les secours que nous vous prodiguons !
— Faites ! enjoint sèchement Mac Heuflask.
— Permettez-moi d’ajouter, reprend l’exquise femme, que si ce traitement désespéré ne ranime pas votre virilité, il nous faudra définitivement abdiquer.
Le général se dresse sur un coude et déclare :
— Chère amie, si vous ne me voyez pas réagir de la manière que nous escomptons, prolongez le traitement jusqu’à ce que mort s’ensuive. Vous me rendrez, ce faisant, un signalé service !
— N’y comptez pas ! s’indigne la « spécialiste ». Me prenez-vous pour l’exécuteur des hautes ou basses œuvres, Robert ? Sachez faire la différence, mon bon, entre un accident du travail et une honteuse complaisance ! Et maintenant abandonnez-vous. Prête, Adeline ?
— Oui, Madame !
La belle blonde, faut vous le signaler en passant, est à peine plus vêtue que son client. Son accoutrement consiste en une paire de bottes noires qui lui grimpent à mi-cuisses et en un large bracelet de cuir au laçage très serré, comme en portent les dompteurs.
— Un instant, je vous prie, déclare l’Écossais. J’allais oublier de prier.
Il joint les mains et déclare sèchement :
— Seigneur, dans Ta toute-puissance, aie pitié de mon corps, je m’arrangerai de mon âme ! Si je dois périr au cours de cette expérience, fais que cette virilité que j’ai perdue vivant, je la retrouve mort et qu’on ne puisse visser le couvercle de ma bière sans y avoir percé un trou ! Amen !
Puis, le courageux vieillard soupire :
— Bon pour moi, mes belles ! Malgré les apparences je suis votre homme !
Je suppose que le dévoué citoyen qui actionne la Veuve, en France, doit être pris de fébrilité lorsque son client est placé sur la bascule. Ce grand sociétaire (n’est-il pas le vengeur de la société ?) doit avoir hâte d’en finir. Pas tellement pour mettre fin aux tracasseries du condamné que pour se délivrer de sa honteuse besogne. Ses gestes doivent s’accélérer. Clic-clac-poum ! Servez chaud !