Mme de la Lune se renfrogne.
— Votre traitement ! dit-elle au bord de l’esclaffade. Mon pauvre homme, vous ne doutez de rien. Que pourriez-vous espérer, là où une de la Lune a échoué ?
— Ben, réussir ! répond sobrement mon ami en enfournant sa jaffe.
Il mâchouille un peu. Son œil paisible soutient la noire œillade de la dame.
— Alors, paraîtrait que vous avez dégusté le lustre sur la tronche ? note-t-il. J’espère qu’aura pas besoin que vous fussiez très pannée. À votre âge ça risque de vous hâter le mollassique du cigare. Pleurez pas sur le phosphore, sinon vous allez vite oublier votre numéro de téléphone, ma chère !
— Insolent ! glapit notre compatriote.
L’Innocent voudrait se justifier, mais la parole lui est soustraite par l’événement. Un grand cri vient de retentir dans la chambre de Mac Heuflask. Il est suivi d’une galopade. Une chaise renversée dodeline du dossier sur le parquet. La porte s’ouvre violemment et le général déboule. Il se tient immobile dans l’encadrement. Une serviette de bain masque sa nudité, là où elle est le plus intense. Il est pâle, sa moustache est hérissée. Son regard flamboie. Un silence terrible. Puis il hurle de cette voix que seuls possèdent les officiers de l’armée britannique et à côté de laquelle celle d’un feldwebel allemand courroucé n’est d’un accord de lyre :
– À mon commandement ! Tous !..
Nouveau silence, mais qui a valeur d’un roulement de tambour…
— Look at this !
Il arrache la serviette, comme on ôte, un matin d’inauguration, le voile d’une stèle.
Oh, mes lecteurs vénérés, quel instant rarissime !
Sir Robert Mac Heuflask est redevenu un homme digne de ce nom ! Et même un solide gaillard ! Il s’est retrouvé ! Il existe ! Cette chose rabougrie qui tant le désespérait, qui le souillait, le jonchait comme une épluchure jonche un sol marmoréen. Ce dérisoire objet qui n’était plus qu’un bête prolongement de vessie vient de renaître de ses cendres ! De ses sens ! Véhément ! Métronome qui dit « pas de ça Lisette ». Conquérant ! Superbe ! Turgescent ! Impérial ! Le général est ! Il a mis sabre au clerc ! Il salue aux couleurs ! Il fait rougir le front des troupes ! L’œil du vieux militaire s’humidifie. Il bombe le torse et entonne le God Save the Queen. Il le fallait ! Rien d’autre n’était possible ! Certains moments ont besoin d’aboutir sur une juste apothéose.
D’instinct, nous nous mettons au garde-à-vous, hommes et femmes. Tous nous communions d’un seul cœur dans les fastes paradisiaques du miracle.
Comme on ne connaît pas les paroles du God machin, on fait Nenenene… hhhmehhme… avec le nez !
Et Mac Heuflask qui bat la plus belle des mesures ! Sublime !
Vous m’entendez ?
C’est su-blime !
Lorsque l’hymne est achevé, sir Robert Mac Heuflask tonne :
— Pour mon sexe, hip, hip, hip ?
— Hurrah ! répondons-nous.
Avec l’accent français, peut-être, mais du tréfonds de nos cœurs !
Trois aboyées féroces ! C’est colossal d’intensité, le triomphe ! Plus violent que la colère ! Bien plus, mes amis !
Le général est pris d’une dinguerie de danseuse ivre. Il frénétise sans retenue. Vrrout ! Le v’là pendu au cou de Béru ! Il couvre le Gravos de baisers dévoreurs.
— You ! Toi ! Vous ! Ah, je t’aime ! Merci ! Gracias ! Thank you ! Je vais vous dire une chose, ma foi tant pis : « Vive la France ! » Bravo ! Supérieur ! Grandiose ! Inoubliable ! Toute ma gratitioude ! Congratulations ! Me revoici ! Ici, sir Robert Mac Heuflask ! Je vous comblerai de cadeaux ! Vous aurez mon héritage ! Une partie au moins !
Il quitte le Gravos, épanoui comme un tournesol, pour se ruer sur moi et m’accolader. Ensuite c’est au tour de la marquise, laquelle fait contre mauvaise fortune bon cœur. Puis il aborde Adeline. Quand il arrive à cette dernière, il a un geste osé de la main droite, non, de la gauche. Attendez que je réfléchisse, on n’a pas de main au milieu, non ? Alors c’est pas de la main !
— Venez ! Venez vite ! Montons, descendons ! Enfermons-nous ! Ou bien demeurons en société, il n’est pas d’importance ! déclare le sauvé. Je dois immédiatement essayer ! Il faut le faire ! C’est irrésistible ! Ça me prend comme au début, dans mon fauteuil de la Chancellerie. Quand je chancelais de désir forcené. Ah ! Merveilleux ! C’est bon le désir ! Il n’y a que ça de probant ! Faisons promptement, jolie mademoiselle ! Promenade ? Voulez-vous embrasser avec moâ ? Come with me, darling chérie ! Quickly, please ! Oh, je n’y tiens plus !
Il enlace une Adeline débordée et la propulse dans son bureau dont il referme la porte avec son pénis.
— Charmant ! dit une voix de rogomme. C’est moi que je le rallume et c’est une autre qui l’éteint !
Là-dessus, Berthe apparaît. Elle est furax, la Gravosse ! Démontée comme la mer lorsqu’elle sert de Meccano à des mousses.
— Vous me parlez d’un butor ! poursuit la Baleine ! Ça, un gentelmant ? Ça voudrait être britannique ? Ça se prétendrait châtelain ! Ah, merde, j’ai jamais assisté à une muflerie de c’t’envergure ! Comment ! V’là un pauvre bonhomme qui ballottait de sa petite affaire en chialant ! Je lui remets ses plombs. Et le remerciement c’est de sauter sur la première radeuse venue en y criant : « Viens par ici, j’sus d’attaque ! »
Elle désigne Bérurier d’un index terrible.
— Et m’sieur qui réagit pas ! Qui se marre comme une tranche de melon ! On m’insulte, mais lui, c’est béatitude et connivence ! Ah non, ça se passera pas comme ça ainsi, j’écrirai au gouvernement anglais, à la reine s’il faudra ! Je mettrai les pieds dans le plat, moi ! J’irai trouver les journaux d’ici Le « Délice-Miroir », « Le Nouille-York et racle tribune », « La Brave-Dâ », « Le Ridé digeste », tous ! J’aurai pas presque traversé l’Atlantique afin de rebecqueter un vieux ramolli du tiroir pour qu’il me baouffe, bouffa, baffloue, enfin, bref, en public ! Y a des lois, non ?
Elle s’écroule sur le fauteuil qui fait face à celui de son Béru.
— Calme-toi, ma puceronne, soupire ce dernier. C’est précisément parce que le général est un gentilhomme qu’il t’a pas touchée. Il me sait gré de t’avoir convoquée. Il a pas voulu trahir sa reconnaissance. Il a l’essence de l’honneur, comprends-tu ? Alors il a fait jouer sa retenue à outrance pour ne pas s’éclabousser le standinge, se ternir le blason. Faut au contraire une volonté de fer pour te résister ! S’empêcher des élans quand t’es là, sous la main, fringuée ver de terre !
— Tu crois ? demande-t-elle, calmée.
La porte du bureau s’ouvre. Le général revient.
— Et d’une, jubile-t-il.
Avisant Berthe, il se jette à ses pieds.
— Madame, lui déclame le cher homme, considérez-moi désormais comme le plus humble de vos serviteurs.
Il ôte sa chevalière et prenant la main potelée de Berthe, la passe au petit doigt d’icelle.
— Voici les armes des Mac Heuflask. Gardez-les toujours en témoignage de ma gratitude. Je sais que, là-haut, mes ancêtres sont en train de chanter un Te Deum à votre gloire, Belle Dame de France ! Désormais, je haïrai les Plantagenêt ! Je défendrai le Marché Commun ! Je lutterai pour le Concorde ! Je percerai de mes mains le Tunnel sous la Manche ! J’interdirai l’importation du champagne espagnol ! Je dirai que la politique du général de Gaulle fut réaliste ! Je me battrai pour l’adoption du système métrique et j’irai à genoux au pavillon de Breteuil y baiser le mètre étalon !