La boulotte réapparaît.
— Ici ! clame le chancelier en lui tendant les bras.
— Mais, sir, proteste la pauvre miss Boudin en me considérant avec effroi.
— Tout de suite, enjoint le haut personnage.
Elle obéit d’une allure peureuse. Lors, le petit homme abat ses mains crochues sur le solide postère de la donzelle en clamant :
— Aaaaaaaah ! Qu’c’est bon, qu’c’est bon, qu’c’est bon !
La môme se défend un peu, pas trop… Le couple danse une espèce de gigue grotesque au milieu de la pièce, puis finit par s’abattre sur une immense bergère où il continue de comporter dans une tornade de cris feutrés, de froissements d’étoffe et de grincements de bois surmené.
Je me demande si la politesse la plus élémentaire ne me commande pas de sortir ? Objection non valable, votre honneur. Le chancelier est la proie de ses sens. C’est un homme malade. Je dois découvrir la nature de son mal. Le siège de son mal ! Le siège !
Je contourne le bureau pour atteindre le fauteuil du bonhomme. Je songe à la petite Maud. Revenez un peu en arrière pour relire un passage qui en vaut la peine : celui où la fille raconte sa première entrevue avec Mac Heuflask. Il leur a fait signe d’approcher, assure-t-elle tout comme le chancelier à l’instant avec la rouquinette. Il l’a enlacée. « J’ai un coup de chaleur, s’excusait-il. Le bas du corps en feu… » Le fauteuil du lord chancelier est un trône de bois plâtreux, mouluré, à dossier flamboyant, recouvert d’un épais capitonnage de velours grenat. Le pouvoir, c’est toujours pourpre et doré, du moins la tradition le veut-elle ainsi. Mais ça change. Changera complètement bientôt. Les présidents s’assoiront sur la dure. Prendront des durillons aux meules, mes frères ! L’autrement n’est plus possible ! La coquille d’or, le satin cardinalice, le piètement cavalier-Lafleur, faut en finir. Arrêter que la promotion sociale se traduise par un siège. Mort aux trônes ! Le banc de bois pour tous ! Y aura que les hémorroïdeux qu’auront droit à un bon de coussin.
Votre bien-aimé (du moins j’espère ?) San-Tonio accomplit un geste d’une audace inouïe. Un geste significatif. Important sur le plan philosophique, social, et humain. Il cramponne un coupe-papier sur la table de travail du chancelant chancelier et d’un geste ravaillaqueur le plante dans le gras du siège.
Le général ne s’écriait-il pas, une heure plus tôt : « Ça me prend comme dans mon fauteuil de la chancellerie ! »
Craaaaaac !
Je fends en deux le velours cloqué. Des rembourrages de crin, des ressorts, des bandes de toile se mettent à mousser comme la tripe d’un éventré. Vous me verriez à l’ouvrage, mes chers fans et fentes, vous vous demanderiez si le San-A n’est pas tombé sur la tête en faisant du patinage artistique ! Je vide le fauteuil littéralement. Un naturaliste qui s’apprêterait à empailler le roi Farouk et qui commencerait par lui dégager le bac à merde. À force qu’ils y ont succédé leurs derches, sur ce glorieux fauteuil, tous les chanceliers, cent navets tassé l’intérieur, you see ? Mais lorsqu’on dégage cette bosaille, ça prend du volume. Le crin, surtout. Je procède lentement, en examinant bien chaque poignée de rembourrage retirée. Je palpe minutieusement. Ensuite je jette à distance. En v’là déjà un tas énorme sous la table ministre. Je continue. Et puis brusquement je trouve.
Bravo, San-Antonio !
C’est là, dans le creux de ma paluche, avec plein de poil autour.
Gros comme un bouton de pardessus. Mais ça pèse lourd.
C’est de couleur gris plomb. Y a du tarabiscotage nickelé dans le milieu. Le cœur fou, je regarde autour de moi.
J’avise une boîte à timbres en marbre ouvragé. Elle est vide comme toutes les boîtes à timbres ouvragées. J’y laisse choir ma trouvaille. Je ne me sens pas très partant pour garder longtemps ce petit objet par-devers moi. Maintenant que j’en connais les conséquences, vous pensez ! Dites, vous vous figurez, mes louloutes, le San-A fanné du sous-sol ? Le côté Jumbo qui n’a plus d’appétit ! Ah ! non…
Le petit coffret me paraît redoutable comme une bombe à retardement armée. Je me demande si c’est suffisant, le marbre, comme isolant ? Soudain, le monde minéral me paraît être un chétif rempart. Vous n’avez pas de tuyaux à ce propos, vous autres ?
Enfin, espérons que les radiations seront atténuées.
Son Excellence est toujours en train de s’éponger l’intime sur la bergère. Contrairement au chancelier, le siège perd son pied. Après tout, je n’avais rien à dire au successeur de Mac Heuflask, sinon : « Levez votre fessier de ce fauteuil que je vérifie si la matière grise du réputé San-Antonio est bien à la hauteur de sa réputation. »
Sa frénésie sensorielle m’a facilité les choses.
Tout de même, faut croire que les radiations du bitougnot sont extra-fortes pour qu’un personnage aussi important perde son self-contrôle au point de culbuter une secrétaire en pleine audience.
Surtout qu’elle n’est pas laubée, ladite secrétaire… Et que, très z’honnêtement, elle déferle du valseur avec moins de brio qu’une vache du Sucesex.
Je quitte le cabinet du chancelier, ma boîte de marbre sous le bras. L’huissier qui se branle la queue de pie dans l’antichambre m’accueille d’une brève courbette appréhensive.
— Je crois, lui dis-je, qu’on devrait renouveler les sièges de son Excellence, mais au lieu de puiser dans le Mobilier National, je suggère qu’on se fournisse au rayon « Cuisine » des grands magasins Harrod’s.
Et là-dessus je disparais.
J’ai hâte de téléphoner la grande nouvelle au Vieux.
Hâte d’en mettre plein les bésicles aux petits copains du Yard.
Bref : hâte de déguster ma Victoire à la petite cuiller à thé.
Les stances de la marquise
Ainsi vous l’emportez, commissaire ! Et la faveur de vos chefs vous élèvera bientôt en un rang qui ne sera dû qu’à vous ?
Bravo ! J’applaudis. Votre rapide triomphe me va droit à l’âme. J’aime les héros car je suis femme. Et vous en êtes un !
Un pur.
Un authentique…
En quelques heures avoir découvert le siège (c’est le mot !) du mal atroce constitue un exploit des plus rares. Ainsi, ces barbares placent leur infernal « dévirilisant » dans la moelleur des sièges célèbres ? Génial ! Votre chef, dites-vous, a alerté tous les pays concernés et jamais les tapissiers ou autres rempailleurs de chaises n’ont eu autant de travail ? Magnifique ! Chacun éventre qui son coussin, qui ses banquettes ? Je vois d’ici cette panique générale et la comprends ! Les hommes fameux de ces temps troublés se débattent pour le salut de leurs testicules dans une envolée de duvet, un bouillonnement de crin, un jaillissement de ressorts, une lacération de cuir et de velours. Les pauvres ! Les braves ! Les chers… J’aime cette peur du mâle sournoisement traqué et qui veut coûte que coûte dépiéger son sexe. L’homme qui lutte pour sa vie n’est qu’une bête affolée. Celui qui lutte pour assurer la pérennité de sa sexualité est un dieu antique ! Voyez-vous, commissaire, je pense que cette grande peur collective portera ses fruits. Elle donnera aux puissants conscience de leurs faiblesses et leur fera apprécier le simple bonheur de fonctionner. Il y a dans cette farouche défense une solidarité inoubliable, l’homme fourvoyé dans les honneurs sait enfin où est l’Honneur.
Mais votre œuvre ne s’arrête point là. Vous devez, à présent, démasquer les coupables et les neutraliser.