N’est-il pas stupéfiant que tant de gens aient découvert sous eux la pile au couillognum car c’est bien le nom de cette affreuse denrée, n’est-ce pas ? Mais qu’on n’ait pu démasquer un seul des gredins l’ayant mise en position de nuisance ? Ah, cette organisation est forte ! Je la devine terriblement occulte, mon bel ami ! Nous assistons à un combat extraordinaire. La lutte est encore plus noire qu’ardente. Mais vous vaincrez, je le devine ! Chaque femme, de la plus vieille à la plus sotte, de la plus jeune à la moins belle, est une sorte de radar qui capte longtemps à l’avance ce qui tarde à être visible. Or, je vois d’ores et déjà votre succès total. Il zigzague dans le ciel à votre rencontre. La victoire est votre vraie femelle ! Ouvrez-lui tout grands les bras, elle viendra s’y blottir.
Cela dit, laissez-moi vous remercier.
Vous acceptez que je me joigne à vous. Que je vous escorte dans votre travail et, qu’accessoirement je vous aide. C’est une grande joie que vous me faites, commissaire. Par compensation, je sens que ma connaissance de l’humain vous sera très utile, car je sais l’homme comme Illinois Jacquet sait le saxo. Soyez sans crainte : je me montrerai discrète. Invisible et présente comme tous les collaborateurs efficaces.
Et puis nous emmenons Mme Bérurier.
Quel merveilleux renfort ! Son don de… réanimation me bouleverse. Cette personne-là est en quelque sorte l’antidote vivant de la pile au couillognum. En elle aussi est le mystère. Et il faudra bien que nous le percions.
Le cas que nous allons aborder, à Bruxelles, est particulier, m’avez-vous dit ? Il s’agit d’une victime qui n’a rien trouvé, ni dans ni sous ses sièges, pas plus que dans son matelas ? Quelqu’un qu’on a « sapé » AUTREMENT en somme ? Passionnant, cela ! À première vue l’on pourrait croire qu’il est frappé d’une impuissance naturelle, mais étant donné que cet aimable Belge a présenté les mêmes symptômes que les couillognumisés… Peut-être que ce cas en marge vous permettra de trouver une piste ? Qui sait ? Car il y a une raison à tout. Si l’on a contaminé ce personnage différemment c’est parce qu’on ne pouvait l’atteindre par la voie normale, C.Q.F.D. !
Je subodore un être d’exception, vous verrez !
Il en est, heureusement.
Et ils font ma joie.
À propos, je ne vous ai pas encore parlé de Monsieur Adrien ?
C’est vrai ? Tant mieux ! J’ai tellement de plaisir à le raconter, bien que son « affaire » soit délicate à dire… Mais devons-nous redouter les mots ? Trop de gens s’en effraient. Il faut avouer qu’ils sont difficiles à apprivoiser, les petits bougres ! S’il est possible de tout dire à qui peut tout entendre, autre chose est d’exprimer l’énorme devant ceux qui ont des tympans à vif !
Enfin, grâce aux muses qui vous ont accordé l’intelligence, commissaire, vous n’appartenez point à la race des timorés, des courrouçables, des pudibonds, en un mot, des crétins.
Donc, Monsieur Adrien est un de mes fidèles. Chez nous, on appelle les habitués par leurs prénoms, non pas par familiarité, comme dans les bars ou par excès de soumission comme chez les rois, mais simplement par discrétion. Dans notre activité, la discrétion importe davantage que le savoir-faire. À croire que la plupart des hommes qui nous rendent visite viennent chez nous moins pour y pratiquer la volupté que pour y rester inconnus. Ils tiennent à leur anonymat dans la fornication autant qu’ils tiennent à leurs titres dans la vie courante, ce qui n’est pas peu dire…
Mon Monsieur Adrien est une nature.
Un gaillard bas de cuir chevelu, coloré de visage, avec des yeux peu intelligents mais rusés et une bouche de jouisseur compliqué.
Jouisseur, il l’est certes, mais sans exagération. Ce n’est pas un de ces hommes qui vous réclament furtivement des choses excessives. Il pratique en amour une gamme de plaisirs assez peu étendue et reste dans un classicisme raisonnable. Du tout-venant, si vous voyez ce que j’entends par là ? Vous ai-je dit qu’il est pharmacien ? Non ? Eh bien, il l’est. Je le sais parce que les « clients » (ce mot me choque, mais il est d’usage) nous taisent tout de leur vie, sauf leur profession et leurs rapports matrimoniaux. L’homme a trop l’orgueil de son métier pour n’en pas parler, fût-ce en chevauchant mes petites donzelles, et il est trop obnubilé par son ménage pour ne point nous confier le comportement sexuel de son épouse. Notre rôle est d’admirer l’activité sociale du bonhomme et de compatir à ses tourments maritaux. Il y a dans la courtisane quelque chose de religieux. Un mélange de sœur de Bon Secours et de Messaline nécessaire au bourgeois et qui nous justifierait s’il en était besoin.
Le cher Andrien, un beau soir, demande à me parler. Je l’entraîne en mon boudoir privé, lui propose le porto propitiatoire et l’écoute négligemment, ce qui est la meilleure manière d’encourager les confidences. Trop d’intérêt effarouche l’âme en peine, alors qu’un silence distrait l’enhardit. Après quelques raclements de gosier, le brave homme expose sa requête. Elle est saugrenue. Comment vous la traduire. Baste, la vérité coule de source ! Adrien sort un flacon à large goulot de sa poche, le dépose comme un pourboire au bord d’un meuble et me demande d’y faire collecter par mes collaboratrices les résultats de certaine caresse fort usitée… Vous m’avez compris ! comme affirmait je ne sais plus quel proclamateur possédant le sens de l’ellipse.
Je dois vous dire que ma profession ne serait pas praticable si je devais m’étonner.
L’usager qui passe mon seuil doit être bien persuadé que chez moi TOUT est possible. Se montrer limitatif serait une faillite. En foi de quoi, j’acquiesçai, comme s’il se fût agi de la chose la plus naturelle du monde et Monsieur Adrien partit très détendu. Il accourut le surlendemain reprendre son flacon. Dès lors, ce devint très vite une habitude. Chaque semaine, le fidèle pharmacien apportait une bouteille stérile qu’il reprenait deux jours après, lestée de ce qu’il souhaitait.
Ce manège éveillait la curiosité de mes friponnes, et c’est l’une d’elles qui, à la fin, se payant d’audace, contre ma volonté, posa la question de confiance à notre féal.
— Vous faites des expériences, avec « ça » ? lui demanda-t-elle.
— Non, répondit sans s’émouvoir Monsieur Adrien : des nouilles !
Stupéfaction de ma bougresse. Alors, de bonne grâce, le pharmacien s’explique. Son flacon est l’arme de sa vengeance. Le délicieux ami a eu sa vie sexuelle saccagée par son épouse qui lui a toujours refusé la très intime caresse évoquée plus haut. Le désir s’accroît quand l’effet se recule. Cette longue privation a tourné à l’idée fixe. Monsieur Adrien était torturé par l’éternel refus de sa compagne. Il avait beau obtenir de professionnelles ce qui n’avait pas cours at home, il ne s’en sentait que davantage bafoué. La frustration, lorsqu’elle dure, devient une sorte de mutilation. Beaucoup de maris, le saviez-vous, commissaire ? n’ont de réel appétit que pour leur femme. Le reste est une confuse tentative de compensation.
Après des années et des années de rancœur, le malheureux venait de trouver enfin le moyen de se libérer : les nouilles du vendredi, mon bon ! Comme il est au régime, les farineux lui sont interdits. De ce fait, il regarde manger son épouse. Elle se délecte ! Lui de même. Mais la délectation de Monsieur Adrien est beaucoup plus intense puisqu’elle est cérébrale.
Un jour, peut-être lui dira-t-il ? À la faveur d’une dispute ménagère ?
Il est persuadé que oui, mais je pense que non.
La vraie vengeance de Monsieur Adrien c’est de pouvoir révéler à tout moment la vérité à cette vieille chichiteuse probablement acariâtre. Seulement, il n’osera jamais. Il a trop peur d’elle sans le savoir.