– Ça ira comme ça.
Sa main frôle la mienne.
— Ne vous gênez pas. Je ronchonne pour rire. Ça agace Poldy. J’adore le voir sur les nerfs, ce vilain impuissant !
Ayant dit, il reprend son Spirou et se jette à plat ventre sur une pile de coussins.
— Choqué ? me demande « Poldy », en faisant tournoyer son glaçon à l’intérieur du verre.
— Permettez-moi de vous dire que j’en ai vu d’autres ! Toutefois, on s’y attend moins de la part d’un père de famille nombreuse.
Il hausse les épaules.
— La marmaille que vous avez aperçue n’est pas de moi, seulement l’amant de mon épouse est un vrai lapin ; heureusement que la chère femme conserve le même. Ainsi du moins « nos » enfants se ressemblent-ils… S’ils ne me ressemblent pas.
Il boit un peu, savoure, m’invite d’un geste à goûter le breuvage. Effectivement, ce very old scotch est sensationnel.
— Mariage de raison, m’explique-t-il après que j’ai témoigné de mon profond respect pour son whisky. Notre union fut plus exactement une « fusion ». Celle de deux « blocs », et non celle de deux êtres. Mais ce qui est important en ce monde, c’est de savoir « s’arranger ». Vous avez lu, le bouquin d’Elia Kazan ? L’Arrangement ? Un chef-d’œuvre ! Tout y est dit ! De nos jours, l’homme intelligent n’a le choix qu’entre deux éventualités : il s’arrange ou il se tue !
– Écoutez-moi ce vieil imbésssile ! minaude Dodo depuis ses coussins. Quand il se met à philosopher, çui-là… Et depuis qu’il ne peut plus, il cause, il cause… Et plus il cause, plus il m’agassse !
Poldy hausse les épaules.
— Vous voyez, murmure-t-il en désignant son petit camarade, sur ce plan-là aussi il va me falloir trouver un arrangement.
— Tu n’es en tout cas pas sur le bon chemin ! affirme la blonde tapette en feuilletant rageusement son magazine. Je trouve ton entreprise une grosse sottise…
D’un rétablissement félin il s’assoit en tailleur, face à nous.
— Que z’vous fasse juge ! attaque-t-il fougueusement.
— Je t’en prie, Dodo ! panique mon hôte.
Le blondinet n’a cure de la supplique.
— Il est là pour tout entendre, je dirai tout. Du reste c’est un garçon intelligent et qui peut tout saisir, n’est-ce pas, vous ?
Je réponds que, mon Dieu, j’ai pour devoir de comprendre mes semblables, voire de les aider lorsque besoin est et que faire se peut. La grande follingue se pâme.
— Tu vois, chéri, exulte-t-il. On est tombés sur quelqu’un de bien. D’ailleurs ça se voit tout de suite : il a le regard d’une droiture ! J’en frissonne !
Je suis sur le point de lui conseiller de passer un lainage, lorsqu’il déclare en me désignant son protecteur :
— Depuis qu’il est frappé d’impuissanssse, vous savez ce qu’il veut devenir, lui ?
— Non !
— Elle ! ! ! répond le beau jeune homme en recoiffant sa tignasse de sa main en râteau. Vous saisisssez ?
— Eh bien, je ne suis pas absolument certain de bien comprendre…
— Mais sssi ! Mais sssi ! Vous avez très bien pigé, grand voyou ! Dans nos relations, il était lui. Comme il n’en a plus les moyens, il veut devenir elle ! Seulement il rencontre des difficultés majeures ! Car s’il est large d’esprit, il est en revanche…
— Dodo ! glapit Van Danlesvoyl. Tu vas trop loin, ma caille !
– Écoutez-le ! Je vais trop loin ! Et toi tu ne vas plus nulle part, espèce de nouille molle ! Quand je l’entends jouer ses mères la pudeur, je le grifferais ! Figurez-vous, mon chou, que matin et soir monsieur, et je répète bien : « môssieur », fait ses exercices d’éducation. Oh, si vous voyiez son petit matériel ! Je ris comme une folle devant ses puérils efforts ! Quand je pense… On a un camarade : Arsène ! Lui, il fait le grand écart sur une bouteille de champagne. Tandis que mon pauvre Poldy pleure lorsqu’il est contraint de prendre sa température. Et ça voudrait se reconvertir en petite madame ! Dévoyée, va ! Dites-lui, gentil policier, qu’on ne s’insurge pas contre la nature !
— J’ai peut-être le remède dans ma giberne, monsieur Van Danlesvoyl, déclaré-je gravement.
Les deux bondissent simultanément.
— Le remède ! ! !
— J’arrive d’Angleterre où un vieux militaire avait tout tenté en vain pour recouvrer sa virilité. En quelques minutes, une dame de ma connaissance, dont le total dévouement aux justes causes n’est plus à célébrer, a… rétabli la situation.
— Et alors ? demande Poldy, d’un ton pincé.
— Alors vous pourriez peut-être faire appel à elle !
Dodo pousse un grand glapissement de paon qu’on viendrait solliciter pour qu’il prêtât son concours à l’œuvre de La Roue tourne.
— Une femme ! Poldy ! Quelle horreur ! Il est dément, ce type !
— Jamais ! renchérit plus sobrement Van Danlesvoyl !
— Comme il vous plaira, coupé-je. Je suis policier, pas proxénète et votre problème est VOTRE problème ! Si vous acceptez de me passer l’expression : vous vous êtes écarté de ma question initiale. Comment votre mal s’est-il déclenché ?
Le blond glousse.
— De façon délicieuse. Il est devenu enragé. Nous avons traversé une ère de folie, n’est-ce pas, grand pendard ?
— C’est juste ! admet l’autre.
— Et ensuite ?
— Ensuite, plus rien ! La nuit sidérale !
Les mêmes symptômes que les autres… Donc Van Danlesvoyl a bien été traité comme les copains.
— J’ai découvert que l’on agressait les personnalités en truffant leurs sièges de couillognum. Un communiqué a été adressé à tous ceux qui furent réduits à l’impuissance. Dans 98 % des cas, les victimes ont découvert une pile au couillognum dans leur siège de travail. Vous, cher monsieur, comptez parmi ceux qui n’ont rien trouvé. Voyez-vous une explication à cette anomalie ?
— Je pense. La chose vient, selon moi, de ce que je ne prends place que dans des fauteuils d’acier. Il est très rare que je m’assoie sur un canapé de cuir, comme en ce moment. Il n’empêche qu’à réception de la circulaire du Z.O.B. j’ai fait examiner tous les sièges de la maison ainsi que ceux de mes différentes entreprises, et l’on n’y a rien déniché.
— Voilà pourquoi vous m’intéressez tout particulièrement. On a usé pour vous d’une méthode spéciale. Si je trouve laquelle, je risque de lever une piste.
Poldy n’aime pas être un cas particulier. La chose enorgueillit certains individus, mais en choque beaucoup plus.
— Et pourquoi vous permettrais-je d’élucider le mystère ?
Faut lui redonner confiance, au brasseur, du moins sur ce plan-ci.
— Suivez mon raisonnement, monsieur Van Danlesvoyl… Pour réduire un individu à l’impuissance, la pile au couillognum doit avoir sur ce dernier des effets prolongés et répétés. Un siège constituait le « véhicule » idéal puisqu’on n’avait pas à amener le produit radioactif à la virilité des patients mais que c’était, au contraire, leur virilité qui venait à lui ! Dans la conjoncture présente, puisqu’on a procédé autrement, quelqu’un a forcément dû vous « traiter » à intervalles rapprochés. Bien sûr, le quelqu’un en question a certainement usé d’une astuce diabolique. Néanmoins il doit nous être possible de découvrir laquelle. Glisser une pile dans le coussin d’un fauteuil administratif ne constitue pas un exploit très périlleux. L’Organisation X pouvait agir de nuit ou pendant les jours de fermeture. Et il y a tant d’allées et venues dans les ministères, les banques et autres puissantes compagnies. Mais là… Là, cher monsieur, ces gens, si vous me passez l’expression, ont dû se mouiller.