Il acquiesce.
— Oui, c’est clair.
Puis, se tournant vers sa blonde gazelle, il demande :
— Ce ne serait pas toi, Dodo ?
L’interpellé réagit de manière très surprenante. Au lieu de rire ou de protester, il se fiche à sangloter :
— Comment oses-tu plaisanter ainssssi, Poldy, avec le calvaire que je gravis depuis que tu es malade ?
G comme grace
Je ne suis pas, déclare la marquise, de la race de ces monstres sacrés du théâtre qui, à force de représentations d’adieu, tiennent absolument à montrer au public comment ils s’écroulent. Il y a belle lurette qu’en amour je suis passée de l’autre côté de la barricade.
— Qu’appelez-vous l’autre côté de la barricade, madame ? demande Van Danlesvoyl en servant lui-même un peu de porto à la ronde.
— J’appelle l’autre côté de la barricade, le domaine des techniciens, mon cher ami, répond la docte et vigilante femme. Sur un plateau de cinéma, il y a l’ombre et la lumière. Le film est interprété par les gens qui se tiennent dans la lumière, et il est réalisé par ceux qui sont dans l’ombre. En fin de compte, ce sont ces derniers qui ont la meilleure part, à preuve : tous les comédiens rêvent de devenir réalisateurs, alors qu’aucun réalisateur ne se fait comédien.
Tandis qu’ils devisent, je louche sur la maison enveloppée de lierre dans laquelle Béru a disparu sur les talons de Dodo. Les aventures de Béru et Dodo ! Tiens, v’là qui fournirait la matière d’un bath albume, non ? J’ai placé mes pions, mes gueux, manière Napoléon ! Le tacticien-roi, votre San-A. L’art de distribuer les rôles. À la marquise et à Berthe de s’occuper du brasseur. Le Gros, lui, va essayer de tirer les vers du naze à la folle guêpe. Tandis que bibi tentera de contacter la curieuse Mme Van Danlesvoyl, invisible mais présente, qui se contente de pondre des gosses dans ses appartements privés tandis que son mari officiel consacre ses loisirs à faire de la dilatation artificielle. Pour l’instant nous sommes dans le jardin d’hiver. Endroit charmant, rare et tropical, plein de plantes exotiques, de fleurs inquiétantes et d’oiseaux aux plumages de folie. Ici, l’on ne se sent pas dans la banlieue de Bruxelles, tant s’en faut. Nous buvons au bord de la piscine dont le vert émeraude donne une lumière végétale à ces lieux exceptionnels. J’attends l’occasion de m’éclipser. Elle tarde car, à tout bout de champ, Van Danlesvoyl me regarde ou m’interpelle. Nous avons examiné son problème consciencieusement, mais il n’est rien sorti de mon interrogatoire. Aussi frémis-je de déception. Je VEUX savoir ! Je DOIS trouver !
— Ainsi donc, aborde soudain Mme de la Lune, vous refusez le secours de Mme Bérurier ici présente ? Permettez-moi de vous dire, mon cher, que vous avez tort.
Le Belge rougit.
— Il faut me comprendre : dans ma famille, nous sommes homosexuels de père en fils, plaide-t-il.
— Et alors ? Cela vous empêche-t-il de consulter un médecin lorsque vous êtes malade ?
Pris à partie (pour ne pas employer le pluriel), le brasseur se réfugie dans son verre. Il boit et dit, les yeux fixés sur le liquide opalin (comme on exprime dans les beaux livres bien écrits) :
— Franchement, il m’est arrivé de tenter des expériences avec des femmes. Elles n’ont jamais abouti.
— Il y a femme et femme, objecte Berthe, morose.
Jusqu’alors, son silence ressemblait à un début d’orage. Vous savez ? Quand le ciel s’obscurcit et que la nature se tait, farouchement. Les nues bouillonnent, une angoisse de fin de monde pétrifie les arbres. C’est sauvage à force de calme et d’assombrissement.
— Certes, convient le malheureux, en lui accordant un regard épouvanté. Il y a femme et femme. Seulement pour moi il n’y a qu’homme et homme ! Sans doute vous choqué-je et je m’en excuse, mais c’est ainsi.
— Vous ne me choquez pas, assure la marquise. J’ai eu beaucoup de clients comme vous, croyez-le.
— Et qu’en faisiez-vous ?
— Je les présentais les uns aux autres, tout bêtement ! Que pouvais-je faire de mieux pour eux ? Vous avez dû le constater, mais l’amour qui est une chose terriblement simple, aussi banale que le manger ou le dormir, pose souvent un grave problème : celui de la rencontre. L’univers grouille de gens cherchant à se trouver et qui ne savent comment s’y prendre, alors qu’ils se côtoient. En fait, le métier le plus indispensable aux hommes est celui d’intermédiaire. Que ce soit dans l’immobilier ou le matrimonial, mettre en contact ceux qui se cherchent constitue une œuvre importante.
Elle ouvre son immense sac à main en croco élevé au biberon par Hermès et en tire quelques feuillets d’un papier pelucheux, de très mauvaise qualité. Certains feuillets sont bleus, d’autres jaunes, d’autres encore d’un rose saumon qui fait songer à la partie gingivale des vieux dentiers de jadis.
— Il existe maintenant des bulletins spécialisés qui résolvent la difficulté en question, annonce la marquise. Pour l’instant, ces périodiques sont encore très artisanaux. Vous voyez : ils se contentent d’une roneo de mauvaise qualité et d’un papier infâme. Mais je prévois pour bientôt leur tirage en offset sur du couché qui n’aura rien à envier à celui de Connaissance des Arts. Déjà les annonces y sont soigneusement classées. Je vous lis au hasard… Rubrique « Correspondants MASCULINS » : « Nouvel adhérent, cadre, actuellement outre-mer, physique agréable, mœurs libres ; désire correspondre avec jeune fille, jeune femme, couples. Réponse assurée à toutes lettres explicites avec photos si possible. Discrétion absolue. »
Elle retourne le feuillet.
— Et celle-ci : « Jeune homme, excellent milieu, châtain, bilingue, aimerait rencontrer jeune femme (éventuellement couples) très bon milieu, douce mais surtout autoritaire. Habits cuir. Photo souhaitée. »
La marquise sourit avec indulgence.
— N’est-ce pas touchant de candeur dans son apparente impudeur ? Je vous passe la rubrique « Correspondants FÉMININS » ruisselante de filles timides, de femmes veuves ou divorcées souhaitant connaître des messieurs, des dames ou des messieurs-dames susceptibles de soigner leur solitude, pour passer à la rubrique « FAMILIALE ». Vous pouvez lire, c’est écrit en toutes lettres FA-MI–LIA-LE. J’adore. L’homme est indélébilement un innocent. Et je lis, toujours au hasard : « Couple 41/25, recherche pour elle amie douce pour soirées agréables. » Et celle-ci encore, la dernière, si vous me la permettez : « Lui, haut fonctionnaire, physique agréable, cheveux grisonnants, grand philosophe, mœurs libres. Elle, brune, mince, sympathique ; recherchent couple âge indifférent. Discrétion. Peuvent se déplacer. Quelle personne pourrait trouver à dame petit logement, petit loyer sans cautionnement. Récompenserions. ». « Il est curieux de constater que le souci prépondérant de ces gens est de bien se « poser ». Ils sont : cadre, de physique agréable, d’un excellent milieu, bilingue (ce qui cache peut-être une astuce), haut fonctionnaire, grand philosophe, sympathique. On assiste de prime abord à l’affirmation suivante : « Je ne suis pas n’importe qui ». Ensuite, ce qui frappe, et ça rejoint ce que je vous disais plus haut, mon cher San-Antonio, on réclame et on promet cette chère, cette indispensable discrétion sans laquelle rien ne se pourrait. À cause de ce souci notre société n’est pas encore complètement perdue. Avez-vous noté que ces annonciers se préoccupent davantage de flatter ce qu’ils sont que de préciser ce qu’ils cherchent ? Au reste, que cherchent-ils ? Du nouveau ! L’inconnu ! Un doigt de mystère dans leur quotidien rapiécé. Ils cherchent une femme complaisante, un couple vicieux, un monsieur un peu bouc-en-train. Certains, vous l’avez vu, joignant l’utile à l’agréable, cherchent même un appartement à la faveur de leurs débordements.