« On revient automatiquement, n’importe le chemin emprunté, au bassement matériel ; du pied-à-terre au terre-à-terre ! Prenez bien garde, mes amis, aux gens qui feignent d’être détachés des biens de ce monde : ça cache quelque chose ! De même qu’il faut se méfier des femmes qui ne se croient pas irrésistibles : elles font un complexe et c’est beaucoup plus redoutable que les simagrées des pimbêches. La vie courante est en porte-à-faux sur le mensonge, je vous le dis. On leurre son prochain mot après mot. Le danger de notre existence, c’est qu’elle est inexacte, vous comprenez ? Simplement inexacte ! Au cinéma, par exemple, on vous montre à son lever un monsieur vêtu de sa seule jambe de pyjama, alors que dans la vie c’est uniquement la veste qu’il porte. Des inexactitudes de ce genre, mille fois répétées, finissent par nous déphaser. Il y a un mystérieux divorce entre ce que nous croyons et ce qui est.
« Pour en revenir à votre douloureux problème, monsieur Van Danlesvoyl ; estimez-vous heureux d’avoir des mœurs dites spéciales. Elles vous permettront des compensations appréciables. »
— Que vous dites, madame, que vous dites ! lamente le Belge.
Et, en termes nuancés, il raconte son infortune… fondamentale à la marquise.
Mme de la Lune l’écoute en plissant les paupières. Des lueurs pétillent dans sa prunelle éternellement jeune.
— Très cher, lui dit-elle, je connais aussi bien le rectum de mes contemporains que leur caractère et je puis vous affirmer que vos difficultés pile n’ont rien d’alarmant. Si votre équilibre sexuel ne se rétablissait pas, venez à Paris quelque temps ; nous triompherions aisément de ce second obstacle. J’ai parmi mes habitués un monsieur à marottes qui débarqua chez moi certain jour avec dans son attaché-case un pilon à légumes. L’ambition de ce digne homme était d’accueillir le manche de l’instrument, mais il n’y parvenait pas. Eh bien, trois mois plus tard, monsieur, nous avons sablé le champagne pour célébrer une grande victoire : il pouvait héberger la base du pilon. Et s’il en pleurait, monsieur, ça n’était pas de douleur, mais de joie !
Elle doit continuer sur ce chapitre, mais profitant du vif intérêt que lui porte Poldy, j’en profite pour m’éclipser.
La demeure des Van Danlesvoyl est un magnifique hôtel particulier dans le quartier résidentiel de Bruxelles, prolongé par un grand jardin aux pelouses versaillaises.
Trois étages, du marbre en abondance, de hautes fenêtres donnant sur des verdures domestiquées, tapis somptueux, potiches assurées par la Lloyd, vitrines regorgeant de bibelots affreux mais qui ont le mérite indiscutable de valoir des fortunes. Bref : un haut lieu de la grande bourgeoisie internationale. Rien qu’à mater la masure, on devine que le caviar qui s’y consomme est payé plus cher qu’ailleurs.
— J’aimerais parler à la maîtresse de céans, dis-je à un larbin chenu qui passe à proximité dans le silence de son plumeau.
Les bras et le plumeau lui en tombent. Il me dévisage comme un qui verrait un loup-garou en train de saillir la femme de chambre.
— Mais, monsieur…
— Elle n’est pas là ?
— Si, mais… Vous voulez dire… Madame Van Danlesvoyl ? Enfin, quoi, Madame ?…
— Exactement. N’est-elle pas la maîtresse de céans ?
— Oh ! Monsieur…
Et v’là soudain cette baderne à rayures qui rit d’un rire pareil au bruit que fait un citron pressé.
— Si vous voulez bien me suivre…
On grimpe les degrés, bousculés dans l’escalier par la horde blondinarde et tapageuse.
Nous accédons à un étage dont on sent nettement qu’il est autonome. Un étage dans l’étage, comme aurait dit notre regretté camarade Louis XIV. Le larbin va toctoquer à une porte.
— Entrez ! tonne une voix robuste.
Un studio de peintre, immense, puant l’essence de térébenthine et la pomme de terre frite.
— Un monsieur désire parler à madame ! bêle le valeton.
— Qu’il entre et ne fasse pas de bruit !
Je me pointe dans l’atelier sur la pointe des pieds. La partie du toit qui la surplombe a été entièrement vitrée et le jour est installé dans la pièce comme sur la place de la Concorde. Des croûtes sont empilées contre les murs. Au centre du local un chevalet. Deux jambes d’homme, très velues dépassent d’une toile de dimension portrait 15 figure. Sur un divan récamiesque, une forte dame blonde et nue tient la pose. Elle est affligée d’une quarante-huitaine d’années, de seins pesants, de pneumatiques blafards à la ceinture, de cuisses dignes des œuvres de Fernand Léger et d’un double menton qui n’a pas encore dit son dernier mot.
— Bouge pas, l’Oursonne ! gueule la voix, je te place la ressemblance, ma petite truie et t’es libre pour quelques bouts d’instants. Ça se tient aux commissures des lèvres, la ressemblance, contrairement à ce que prétendent les fossiles des Beaux-Arts.
Le larbin s’est retiré, la porte s’est refermée. J’attends !
Pour tromper le temps j’examine les toiles accumoncelées autour de l’atelier.
Elles sont horribles. Toutes représentent la dame du divan. Je viens de pénétrer dans une grande histoire d’amour, mes bichettes.
L’émotion me point.
Des douzaines, des centaines peut-être de tableaux consacrés au même modèle, croyez-moi, ça impressionne, ça fout le vertige.
Un fort soupir retentit derrière le chef-d’œuvre en cours. Je vois débouler alors un grand gros zig musculeux. Il n’est vêtu que d’un pagne imprimé. Il a du bide, de la barbe, des poils partout. Un gorille sympathique ! Coiffé aux enfants des douars. La bouche encroûtée de vin rouge séché, du gros qui laque !
Il me regarde puis va à un évier ébréché pour se dépeinturlurer les pognes.
— Salut, me dit-il. Si vous trouvez une chaise, faites comme chez vous, sinon vous pouvez vous asseoir sur le canapé, au côté de l’Oursonne, elle ne mord pas !
Au lieu de remercier je me fends le pébroque. Vous savez à cause, mes louveteaux ? Parce que je viens de mater la signature du Vélasquez de madame. Il s’appelle Séhan. V’là pourquoi le larbin sursautait lorsque je réclamais après la maîtresse de céans[19] !
— Vous avez l’air d’un marrant, vous ! note le peintre. J’sais pas pourquoi vous venez ici, mais ça ne doit pas vous empêcher de boire un coup de rouge avec moi ?
— C’est faisable, dis-je.
Je n’ose regarder la dame trop attentivement, vu son costume d’Eve, Séhan s’aperçoit de ma gêne et tonitrue.
— Faites pas le pudibard, mon vieux. Dans ce coin de la baraque, c’est la liberté intégrale. D’ailleurs, l’Oursonne a le cul du siècle ! Montre ton cul à monsieur, ma volaille !
La dame rit niais et se lève. Ça fait flaouk !
— Monumental, hé ? jubile son portraitiste à répétition. Vous parlez d’un hangar à bateaux ! C’est ce qui m’a fasciné chez elle. Y a des hommes qui aiment une femme pour ses yeux ou pour son sourire. Moi, pas. Y a eu la vie avant le cul de l’Oursonne (des limbes !), et y a la vie après (le paradis !). J’habite pas sa maison, j’habite son dargeot. Je voudrais m’en éloigner je pourrais pas. J’ai essayé. Elle est tellement conne ! Par instants je me disais : une gonzesse qui en traîne une secouée pareille, je n’arriverai jamais à la cohabiter longtemps. Eh bien, je me gourais. Ça fait partie de son charme. Un gros cul et un petit cerveau : v’là les canons de la grognasse idéale. Sers-nous à boire, l’Oursonne, et fais-nous des frites. Pour moi, la Belgique c’est des frites ! Leurs divisions linguistiques, leurs petites affaires monarchiques et toutim ? Zéro ! Du flan ! Ils sont unis par la pomme de terre frite, Wallons, Flamands, et consorts ! La frite ! Je me suis fait naturaliser belgium à cause de la frite ! Je vote frite !
19
C’est pas avec ça que je passerai à la postérité, d’accord, mais c’est le genre de truc qui fait marrer un tas de gens que je ne connais pas.