Il se tait car les deux hommes lui font la courte échelle. Ils le propulsent si violemment que Béru bascule de l’autre côté de sa monture et s’affale dans la terre molle de la piste. Il se relève furieux et bondit sur les deux gus.
— Non, mais en v’là des manières ! On joue pas au rugueby, sans blague ! Ni au basket-bol. Qu’est-ce y vous prend de marquer un panier avec moi pour ballon ! En v’là assez suffisamment commak ! Filez me chercher un escabeau tout de suite, sinon je fais un malheur.
Von Dârtischau, méprisant, traduit. L’un des aides se précipite en coulisse et revient avec l’ustensile souhaité. Béru le dresse alors près du cheval.
— Tenez bien vot’ bestiau, surtout, recommande-t-il. J’sus pas Zorro. Moi, quand je me mets à calif-fourchu c’est sur un tabouret de bar ! Bon, allez, zou : je grimpe dans ma carlinge.
Il se juche et exprime sa satisfaction.
— Ouf ! Bon. Je pense que ça va coller, vous pouvez larguer les amarres, mes drôles ! Attendez… Aidez-moi à passer mes nougats dans les cale-pieds. Le coup de l’étrier, là aussi, c’est dans les bars que je le réussis habituellement. Bon, v’là… On se sent mieux. Bon Dieu que c’est haut ! Si je serais dehors, j’apercevrais sûrement le Sacré-Cœur. Passez-moi sa laisse, au bourrin. Merci… Bien, parfait… Bougez pas, que je me souviensse… Le guidon, c’est à gauche pour à gauche, à droite pour à droite ; et quand je veux freiner je tire à moi le gouvernail de profondeur, hein ? Tandis que pour avancer, j’y talonne la brioche. Si vous permettriez, m’sieur Von, j’aimerais me payer un p’tit tour de manège, façon de me faire un cul, de même qu’on se gargarise au muscadet le matin pour se faire un palais.
Joignant le geste à la requête, Bérurier sollicite son coursier. Trop brutalement sans doute. Le cheval fougueux s’élance. Le Gros n’a que le temps de se coucher sur l’encolure et de se cramponner aux branches. Il accomplit un tour, puis deux ! Von Dârtischau jette un ordre et le cheval stoppe. Alexandre-Benoît retrouve tant bien que mal son équilibre.
— C’est fend-la-bise, déclare-t-il. Tu parles des démarrages ! Une vraie Ferrari ! Vous avez vu comment j’ai piqué de mes deux ? Je peux me permettre l’espression, maintenant que vous avez retrouvé l’usage de vos sœurs siamoises. Bon, on attaque ?
L’Allemand fait signe à ses sbires. Les aides apportent un sabre à chacun des cavaliers. Les lames luisent crûment dans la lumière des projecteurs. La marquise de la Lune se signe.
— C’est beau, souffle Berthe, on se croirait au temps de Louis XV, quand Roland de Roncevaux, le neveu à Charlemagne, se battait contre Saint-Barthélemy et qu’il lui a crevé l’œil.
Elle met ses mains en porte-voix et lance à son mari :
— Sandre ! Oh, Sandre ! Mets tes lunettes de soleil !
Comme quoi, malgré ses écarts, ses frasques et son bouillant tempérament, Mme Bérurier demeure une épouse attentionnée !
— Paré ? demande Von Dârtischau.
— Paraît ! rétorque Bérurier.
— Alors… EN AVANT ! ouragante le P.-D.G. de chez Dolorès-Gode.
Il charge !
Béru talonne son cheval. Il est admirable sur son alezan sauvage, mon cher Mastar. Chaud-froid de Bouillon s’en allant à la Croisade ! Sus aux hérétiques ! Il a mis sabre au clair ! D’une main il s’efforce de tenir les brides. On se croirait à Marengo ! Les deux lames dardées foncent à la rencontre l’une de l’autre. Le choc risque d’être impitoyable. La sûreté de Von Dârtischau déséquilibre le combat. Ce salopard va trancher la gorge du Gros, c’est couru. Trop préoccupé à maintenir son équilibre et à brandir sa rapière, le Dodu ne voit pas la pointe du sabre arriver vers sa glotte. Seulement n’oubliez pas une chose, les gars : il porte sur soi le scapulaire de la marquise. Non, rigolez pas, l’heure est trop grave. Figurez-vous que le scapulaire ballotte sur sa poitrine, au bout de sa chaînette. Tout va si vite qu’il faut le repasser au ralenti pour en prendre vraiment connaissance. Les instants ne sont jamais aussi rapides qu’on le suppose. Accomplir un action vite ou lentement revient au même. Du moment qu’elle EST ! qu’elle s’inscrit dans la vérité du temps. Pépère fait un faux mouvement (il en exécute du reste une flopée). La boucle ouvragée du pommeau de son sabre accroche la chaîne du scapulaire. Comme il brandit l’arme, ça lui tire la tête en avant. Le voici déséquilibré. Il tombe à la seconde précise ou Von Dârtischau allait lui planter sa ferraille dans les amygdales. Attendez, ce n’est pas fini. La chute du Mahousse s’opère de bizarre façon. Il a toujours le sabre dardé. Sa lame, par un hasard propice, glisse contre le flanc du cheval adverse et s’engage sous la sangle maintenant la selle. Vous mordez le développement de la chose ? Le poids (considérable) d’A.-B.B. pèse durement sur la lame, laquelle tranche la sangle d’un coup sec. Pour le coup, la selle pivote et tombe, entraînant son cavalier. Von Dârtischau part en avant. Sa physionomie percute le rebord de ciment de la piste. On entend un « blooonggg » inquiétant ; l’empereur de l’automobile reste aussi immobile qu’une escalope dans un réfrigérateur. Quant à l’ami Bérurier, il se redresse. Indemne ! Ô miracle !
— S’cusez-moi, mâme la marquise, halète-t-il, mais je crois bien avoir cassé la chaîne de votre crépusculaire.
— Dieu en soit loué ! s’écrie la chère dame, infiniment pâle ! car c’est grâce à elle que vous fûtes sauvé !
Je vais rejoindre les combattants sur la piste. Il s’est fait éclater le pif, Von Dârtischau. Et son monocle s’est broyé dans son orbite, ce qui lui occasionne un œil gros comme mon poing. Le raisin lui pisse de la vitrine à gros bouillonnements. Il bavouille ses dents : des vraies, des fausses, pêle-mêle. Cela dit : pas la moindre plainte.
— Celui-là n’est pas tombé loin, mein Führer ! glapote le bonhomme. Heureusement que nous étions dans le bunker !
— Qu’est-ce qu’y cause ? s’inquiète Béru.
— Il délire, le choc l’a rajeuni d’une trentaine d’années.
— Pas physiquement, en tout cas, note le Terrific. C’te fois, je crois plus que Berthy aura des vapeurs : y ressemble à un croisement de Frankenstein et d’un steak tartare.
La voix abhorrée de son adversaire achève de redonner sa lucidité au Teuton.
— Vous avez gagné cette manche, dit-il, mais nous nous battrons encore, la prochaine fois ce sera à la dague !
Béru hausse les épaules.
— Hé, dis donc, Von. Tu crois pas que j’ai que ça à branler de te donner des leçons de duel ! Ou alors tu m’engages au mois, Mec. Mais qu’est-ce tu fiches, San-A ? m’écrie le Vainqueur.
Ce qu’il fait, votre commissaire bien aimé, mes Toutes ?
Ce qu’il fait ?
Son métier.
Ni plus, ni moins.
Toujours le regard prompt, le San-Antonio. Œil de lynx, détective !
Il s’est agenouillé dans la terre noirâtre de la piste, au mépris de son beau complet et il examine la selle de Von Dârtischau. Celle-ci gît à la renverse, découvrant son garnissage interne. À l’endroit où elle s’incurve, la toile grise a crevé sous le choc, because un petit objet dur qui se trouvait logé dans le rembourrage. Cet objet, je l’extrais prompto de la selle. Vous avez déjà deviné sa nature ? Je le vois à votre regard frémissant. Eh bien oui, Françaises, Français il s’agit bel et bien d’une nouvelle pile au couillognum.
Inouï, hein ?
Vous êtes contents ?
Un qui l’est, en revanche, c’est Von Dârtischau lorsque je lui explique la manière dont il a été traité.