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L comme lapin

Quand vous sortez de Brême pour aller à Ankara, vous longez pendant plusieurs kilomètres les murs des usines Dolorès-Gode. Ensuite, c’est la campagne morose, avec des alignées de peupliers coiffés en brosse. Puis vient si vous vous en souvenez le carrefour des routes Brême-Ankara et Lyon-Vladivostok. Il y a une station Shell à droite, un four crématoire (désaffecté) en face, et, à main gauche, quand on arrive par-derrière, une délicieuse hostellerie baptisée le Gay Berlin. Cette dernière occupe les locaux d’une ancienne caserne de S.S. (désinfectée). L’on a mis des rideaux gut-frau[23] aux fenêtres et accroché au-dessus de la porte une immense enseigne de fer forgé, admirablement ouvragée, qui représente le chancellement de la Chancellerie sous les bombes anglo-américaines en 1945.

Tenu par les époux Krippe (rien de commun avec celle de Hongkong), l’établissement attire un grand concours de peuple car l’on y mange magnifiquement.

Deux mots avant d’aller plus loin voir si j’y suis sur ces fameux époux Krippe. Des gens pittoresques. On vient pour eux. Pour eux deux. Ils le savent et ne se séparent pratiquement jamais. On pourrait les prendre pour des Siamois fraîchement séparés, mais qui n’ont pas encore pris l’habitude d’aller chacun de son côté. Lorsqu’on les aperçoit, on s’exclame, ou l’on se dit dans son for intérieur, suivant son degré d’éducation ou la puissance de son self-contrôle : « C’est pas possible ! » On regarde mieux. On constate que C’EST possible ! On accepte la réalité. On l’admire. Et puis le moment vient, infailliblement, quelque part entre l’apéritif et l’addition, où on pose aux Krippe la question fatidique.

— Comment avez-vous fait ?

Ils ont l’habitude. Leurs réponses sont prêtes. Ils les débitent à tour de rôle. On dirait un oratorio. C’est quasiment du Claudel. Avec du Bach par-dessus (et par-dessous).

— Grâce à un régime très strict, disent-ils en chœur.

Puis le mari se lance dans le détail, le premier, héroïquement.

— Nous commençons très tôt le matin. Nous avons une marmite dans notre chambre tenue chaude en permanence dans une cheminée, à l’ancienne mode. Dès le réveil nous mangeons, ma femme et moi, deux kilos de lard gras chacun.

— Oui, renchérit l’épouse, et à dix heures on fait un premier repas : omelette aux pommes de terre, viande en sauce avec nouilles, choucroute, pâtisserie.

– Ça nous mène à midi, heure à laquelle nous prenons un vrai tout grand déjeuner, enchaîne le mari.

Quatre cents kilos à eux deux !

Au moins !

Des monstres marins. Luisants, informes, tertiaires ! Quéque chose d’à peine vivant qui se meut par un curieux mouvement d’ensemble. Tétrapodes ! Voilà, j’affirme : tétrapodes.

En leur présence, Béru devient mauviette. Filiforme. Inconsistant, et Berthe n’est que souris menue.

Je montre à ces déchets océaniques la photographie de Frida Kramer.

— Vous connaissez ?

Les Krippe aimeraient hocher la tête. Ne le peuvent plus depuis vingt ans et davantage.

— Ja, mein Herr ! Mais on ne l’a pas vue depuis longtemps, plusieurs mois.

— Elle était devenue l’amie de Von Dârtischau, n’est-ce pas ?

On dirait que l’effroi va les amener à dégueuler leurs yeux. Ils bloubloutent des lèvres.

— Mein Gott ! Ne nous faites pas dire une chose pareille !

Visiblement, le potentat de chez Dolorès-Gode est un puissant suzerain dans le secteur. On le craint.

— Je ne vous le fais pas dire, il me l’a dit lui-même, mais peu importe. Cette fille, nous le savons maintenant est venue chez vous dans l’intention d’y rencontrer Von Dârtischau.

— Pas possible ! émet l’une des deux baleines (comme elles ont la même absence de voix, il est assez difficile de savoir laquelle des deux s’exclame).

— Si, dis-je. Or, nous avons besoin de connaître le plus de détails possible concernant le temps qu’elle a passé dans votre établissement. D’abord est-elle venue seule, la première fois ?

— Nein[24]. Elle était avec un grand blond, dit la femme.

— Il portait une cicatrice à la joue ?

— C’est très exact !

Le veau marin qui tient le rôle du mari dans ce simulacre de couple émet un bruit « grottesque[25] ».

— Cette cicatrice, j’étais là quand il l’a faite, dit-il.

Je tique.

— Que voulez-vous dire, Herr Krippe ?

— Nous étions au service militaire ensemble, Peter Blut et moi. C’était mon ober-lieutenant.

Une question m’échappe, trop spontanée pour que je puisse la contrôler.

— Mais quel âge avez-vous donc, Herr Krippe ?

— Trente-deux ans ! répondit-il sans s’émouvoir.

Je le redéfrime interminablement. Trente-deux ans, ça ! Ce truc informe ! Cet amas graisseux ! Cette avalanche sanieuse ! Cette boule imique ! Et il fit son service militaire ! Il eut un uniforme (allemand, je veux bien, mais tout de même !) On est sot, dans le fond, et pour tout dire un peu con. On n’imagine pas que les monstres aient pu être autre chose que monstres. On ne songe pas à leur âge. Ils sont horriblement attractifs et seul compte le choc qu’on éprouve à leur vue.

— Donc vous étiez au régiment…

— Oui. Un jour il s’est battu en duel avec un autre lieutenant. Il a reçu un coup de sabre à la joue. Quand il est entré dans mon restaurant je l’ai tout de suite reconnu. Je me suis présenté, il ne doit pas être physionomiste car il ne me remettait pas.

Tu parles, Karl ! Si Césarin s’est respiré cent trente kilos de surplus depuis son service militaire, pour le reconnaître, faut le passer à la radio !

— Et alors ?

— Il a paru gêné. Il était avec cette belle fille. À partir du lendemain elle est revenue seule. Lui, je ne l’ai plus revu.

Enfin du positif ! Grâce à ce rebut des abysses je viens d’obtenir le vrai nom du faux frère mais vrai meurtrier de Frida Kramer. Un velours, mes enfants ! Ce qui perturbe les criminels c’est toujours le hasard. Ah, le hasard ! Quelle chienlit, comme aurait dit, je me rappelle déjà plus seulement qui. Tenez, essayez seulement d’aller passer huit jours aux Philippines, en douce, avec votre maîtresse et je vous jure que la première personne que vous rencontrerez en sortant de l’aéroport de Manille ce sera votre belle-mère ou votre voisin de palier. Le Peter Blut[26] s’est radiné au Gay Berlin pour bien organiser son coup de la mise en contact Von Dârtischau-Frida. L’avait le bec enfariné sous sa belle cicatrice (en forme de chère Belgique amie). Et puis, dégodanche expresse : v’là que l’abominable taulier n’est autre qu’un de ses anciens soldats ! La cerise, quoi ! Il a dû modifier ses batteries, l’ex-artilleur. S’esbigner du circuit.

— Dites-moi, brave Herr Krippe (espagnol), vous devriez me parler de Peter Blut.

— Je veux bien, pète le monstre, car, terriblement essoufflé, il parle comme une portion de flageolets. Il faut dire quoi ?

— Savez-vous d’où il est originaire ?

— Ja : Hambourg.

— Ce qu’il faisait dans le civil ?

— Il travaillait dans les vins.

V’là qu’est inattendu. On s’attend pas, un trucideur, qu’il représente du picrate. C’est trop débonnaire, comme job. Et même un jeune homme, ça fait pas sérieux d’être démonstrateur en pichtegorne. Faut avoir de la bouteille pour faire un bon marchand de vin, si vous me passez cette modeste boutade qui restera entre nous.

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23

Outre-Rhin, le rideau gut-frau est à peu près l’équivalant de notre rideau bonne-femme.

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24

Je parsème de « Nein » et de « Mein Gott » pour vous faire comprendre que je parle aussi couramment l’allemand que le sanscrit (comme ça se prononce).

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25

J’écris grottesque avec deux « t » parce que le bruit émis par M. Krippe évoque ceux qu’on entend dans une grotte, comprenez-vous ?

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26

J’espère que vous avez un petit Larousse deutsch-französish chez vous, sinon ce serait pas la peine que je me casse le dargif à vous coller des « Krippe », des « Blut » et toutim !