Un jeunot, il a encore le palais-buvard. Pour présenter dignement ce nectar des dieux qu’est le vin, faut des références physiques : un durillon de comptoir, un début de cirrhose, les yeux injectés de sang, la paluche qui sucre un peu, la voix embourbée, plus un chouia de couperose. Vous imaginez, vous, un évêque de vingt-deux ans ? On n’y croirait pas !
— Dans les vins allemands ? insisté-je.
— Non : italiens. Il était concessionnaire pour toute la Sicile.
— Ah bon, fais-je.
Représenter les vins de Sicile, c’t’autre chose. Être là-dedans ou dans les hydrocarbures, hein ?
— Encore maintenant, il fait dans le vin sicilien ?
— Je lui ai demandé, la dernière fois, il m’a répondu que oui.
— Vous savez où se trouve le siège de sa maison de commerce, Herr Krippe (sous) ?
– À Hambourg.
— Il est marié ?
— Je ne crois pas.
— Que pourriez-vous me préciser d’autre à son propos ?
— Rien.
À ce moment de l’inaction, il se produit quelque chose d’impressionnant : le couple bâille.
D’un accord commun, avec un synchronisme de danseurs de claquettes. L’appel d’air me décoiffe. Faut se cramponner à ce qui se présente. J’empoigne la barre de cuivre du comptoir et je regarde. Un vertige. On voit loin, profond. On voit affreux ! C’est rosâtre et blanchâtre. Infect ! Y a des stalactites inidentifiables. Des cratères ! Des crocs ébréchés ! Des trouées fuligineuses ! Des vapeurs soufreuses ! De la lave en hésitation ! Des bas et de hauts reliefs (les hauts entre les dents supérieures) ! Vous trouvez que je me complais dans le répugnant, mes drôles ? C’est vrai, v’là ce qu’arrive à force de vous côtoyer. On se fréquente depuis trop longtemps, que voulez-vous ! Obligatoirement, la corruption s’opère. Une poire gâtée pourrit la pomme saine qui la frôle dans le compotier. À force que j’hérite vos microbes, vos virus, vos saloperies de toutes natures, j’ai mon taf. Au début, vous m’auriez connu : une vraie savonnette, Santonio ! Lisse, sain et parfumé ! Bourré de douces illuses ! Animé d’instincts merveilleux ! Du paradis plein le cœur. Quéque chose de salvateur (si c’est pas exactement français, je vous compisse) dans tout son être ! Assoiffé d’absolu, le petit mec ! Certain que la vie n’était qu’amour, soleil et orgues ! Et puis y a eu vous tous, les plus vieux que moi, bien faisandés, superbes de dégueulasseries, frôleurs, contamineurs de vocation. Ordures ambulantes ! Vieilles vermines ! Vous, les zaînés de mes fesses qui m’attendiez en brandissant vos vices et vos purulences. Vous les zhonorables lopes, tintinnabulantes de médailles et de fourberies. Furoncles immondes qui puaient la mort. Ce que vous m’avez bien eu, à l’usure, à la sournoise, par osmose ! Bande de misérables ! Truqueurs ! Faux-culs ! Buveurs d’eau de bidets ! Loques breloquantes ! Enfoireurs de n’importe quoi ! Baiseurs de culs brandis ! Serviles paillassons avides de la crotte des autres. Ah, ce que vous faisiez bien la chaîne pour éteindre mes bons sentiments ! Me ruiner la santé de fond en comble, corps et âme ! Partouzeurs ! M’en avez-vous balancé à la face, des seaux de médiocrité ! Que j’ai même plus la force de vous haïr convenablement tant j’en suffoque encore. Barbouilleurs infâmes ! Torchons ! Torches-trous ! Nageurs dans flots d’étrons ! Combinards ! Machins ! Vous avez pas honte à l’idée de ce que j’étais et de ce que vous m’avez devenu ?
Heureusement que me subsiste encore la colère. Ma colère c’est ma pureté. Mon hygiène. Tant que je sécréterai de la salive, je vous cracherai dessus, mes fumiers d’aînés, obstinés à bivouaquer dans la carrière où l’on n’a droit d’entrer qu’après vous, non sans avoir été conditionnés par vous, accomplis de votre merde.
Aînés a notre tour, engendreurs décadents de tous les esclavages. Je nous vois devenir mirontons, jour après jour. Résignés. Malsains. Malades enfin de votre maladie très puissante. La chaîne infernale ; un con tire l’autre. À force de ne plus être tout à fait jeune, on devient vraiment vieux. Terrifiant ! Nos dents tomberont de trop avoir claqué. Ah, vite qu’on se délaye enfin dans la grande gadoue fertilisante. Qu’on s’allonge dans la bonne sauce de la terre et que le temps nous touille de sa cuiller patiente afin qu’on s’y incorpore mieux et plus rapidement. Les pâquerettes ont de ces souvenirs, les gars… De drôles de souvenirs !
— Excusez-nous, mein Herr, halète le gargott-mit-uns de taulier, il est l’heure de notre troisième repas. Les crampes nous prennent. Si on tarde ça devient insupportable.
Je les excuse.
Que tous les cachalots échoués me soient d’une aide aussi précieuse que ces deux-là, je n’en demande pas davantage.
Le premier annuaire d’Hambourg (battant) venu me fournit le renseignement espéré. Ne jamais se fissurer la nénette en complications, mes chérubins : les moyens les plus élémentaires sont toujours les meilleurs. J’en sais, à ma place, qui auraient contacté la police allemande pour réclamer le tuyau. « Une maison importatrice de vins siliciens, vous connaissez ? » Le chef de la deutsch volaille aurait convoqué dard-dard son état-major, qui aurait alerté les brigades, qui se seraient mises en rapport avec les « gommissariats », lesquels auraient entrepris un porte-à-lourde minutieux de la ville. Fichaise !
C’est écrit en toutes lettres à la page 632, deuxième colonne de droite de l’Annuaire des Téléfons « Aux Caves de Sicile » :
Je m’y rends, flanqué de mon vigoureux camarade d’épopée, tandis que ces dames nous attendent dans la voiture mise à notre disposition par Von Dârtischau.
Un soleil anémié illumine le port d’Hambourg (major), l’un des plus impressionnants in the world. À l’infini, sont des grues, comme vous pourriez lire dans un ouvrage mal traduit de l’anglais. Des grues ! Des grues ! Le spectacle est si impressionnant que Bérurier, toujours en veine de démontrer son esprit affûté me dit :
— Faut laisser les grues se tasser !
Ce qui me paraît d’une belle venue et dénote des progrès sensibles dans l’art qu’a Alexandre-Benoît de jongler avec sa langue.
Grossbitmithaarstrasse (l’allemand est une langue économique : une seule phrase parfois permet à six personnes moyememant disertes de passer un week-end pluvieux (que votre grand-mère[27]) est une rue calme, large et interdite au stationnement. Nous stoppons devant le 116, bel immeuble de briques et de brocs (y a un quincaillier au rez-de-chaussée). Les bureaux des « Caves de Sicile » occupent tout le premier étage. Une double porte vitrée s’offre derrière laquelle brille de la lumière. Un avis très ancien, sur une plaque émaillée faisant songer à un vieux bidet d’honnête femme, porte ces mots : « Entrez sans frapper, mais essuyez vos pieds ». Une seconde ligne a été raturée, mais reste visible. Elle disait : « Sinon vous serez fusillé ! ». On a dû la juger discourtoise depuis la chute de l’ancien régime.
J’essuie mes pieds et je pousse le loquet de cuivre représentant une bouteille de chianti. Bérurier qui urinait dans la cage d’escalier entre à ma suite et en se ragrafant[28], de son pas pesant d’inspecteur au travail. Car, je vous le signale, mais le policier en promenade et le policier en exercice se meuvent de façon très différente. Le premier avance d’une démarche glissée, façon parade anglaise ; alors que le second a une dégaine de scaphandrier arpentant les fonds marins.
Un grand comptoir de bois clair barre la pièce qui s’offre à nous. Une plaque de verre dépoli le surmonte, agrémentée de guichets à travers lesquels on aperçoit des jeunes filles occupées à dactylographier. J’encadre mon doux visage dans l’une des ouvertures et je décoche à la ronde un sourire ensorceleur.
27
Je suis le seul auteur, à votre connaissance, qui se permette de mettre des parenthèses à l’intérieur des parenthèses.