— Bonjour, mes jolies demoiselles, dis-je avec un accent français qui doit leur meurtrir les trompes (d’Eustache) car, lorsqu’un gars de chez nous cause allemand, il le parle comme s’il n’avait pas de pomme de terre brûlante dans la bouche et c’est très désagréable aux z’ouïes d’outre-Rhin.
Les souris cessent de pianoter avec un ensemble terrible. Elles me fixent comme on met en joue.
— Navré de vous déranger, gazouillé-je en continuant ma distribution de sourires Gibbs[29] je voudrais rencontrer Herr Peter Blut, pensez-vous que ce soit envisageable ?
La plus âgée, qu’est donc, de ce fait, la plus tarte et la plus autoritaire, consent à m’opiner du chef.
— Il est là, justement, assure-t-elle.
À sa voix, on comprend que le fait est rarissime. D’où il appert que j’ai un fion terrible aujourd’hui. C’est un jour « V ».
— Qui dois-je annoncer ?
— Monsieur Antoine, des caves du quai des Orfèvres à Paris, j’ai une affaire extrêmement importante à lui proposer.
Elle débigne du tubophone et se met à jactouser.
— Tu parles d’un vase de Soissons : il est ici ! soufflé-je à Pépère.
Pour toute réponse, mon éminent camarade exhale un soupir qui fait voleter les pages des revues viticoles rangées sur une table basse. Ses mains s’ouvrent et se ferment alternativement, comme les paluches d’un qu’essaie des gants neufs. Je sais qu’il est heureux, épanoui, prêt !
Un petit bout de moment s’écoule. Et puis une porte s’ouvre dans notre dos. Et le voici !
Un beau gaillard au visage décidé. Menton carré, profil d’aryen, blondeur de chanvre, regard d’acier bleui. Effectivement il a une cicatrice à la joue, mais la mère Van Trilook s’est gourée : elle ne représente pas la vaillante Belgique au cœur fier, mais plutôt… la Sicile éruptive, précisément.
Il sourcille légèrement en nous apercevant, comme s’il nous reconnaissait. Ce n’est qu’une impression fugace.
— Messieurs ? demande-t-il dans un français qui promet, mais allez donc vous faire une idée sur un seul mot.
— Monsieur Peter Blut ? fais-je, radieux.
Il avance, se casse en deux à l’allemande en nous tendant la main. On la lui presse avec une joie sincère. Enfin, on tient quelque chose de réel, de solide.
— Entrez, je vous prie, dit-il en s’effaçant d’un coup de gomme.
Il jouit d’un beau bureau moderne. Du commercial nickelé. Un peu de cuir, des meubles aux lignes très « aéroport ».
— Asseyez-vous !
Décidément, son français est bon.
On s’abat dans des sièges pivotants. Blut prend place à son bureau surchargé de paperasses, croise ses mains longues sur son buvard et attend.
Précisément, c’est là que le bas me blesse, comme disait une danseuse de french-cancan qui avait des ennuis avec sa jarretelle. Il attend, bon, ça boume. Seulement, il attend quoi ?
Je découvre, mets un pétard, qu’il est trop impétueux, votre San-A. frivole, mes biches humides. Car enfin, il s’amène délibérément dans les honnêtes burlingues d’un importateur de vin pour lui demander, de but en blanc (de blanc) : « Dites donc, cher ami, c’est bien vous qui trafiquez dans le réseau couillognum et qu’avez allongé la petite Frida avant de l’installer dans une malle ? »
Pas sérieux !
D’autant moins que je suis étranger. J’ai quelques pouvoirs plus ou moins officieux, c’est vrai, néanmoins je ne chasse pas dans mes terres et si le mec blond monte en graines d’ortie, je ne vois pas très clairement la manière de poursuivre l’entretien. J’aurais dû procéder en optant pour la voie légale. Contacter mes homologues allemands d’abord, ensuite faire « convoquer » le messire chez les archers de la Bochie Fédé, pour l’entreprendre à la régule. Dans cette ambiance ça ne va pas être commode de s’expliquer.
Voyant que j’ai fermé pour cause de motus, le cicatrisé murmure :
— Ma secrétaire m’annonce que vous êtes français et que vous avez une affaire à me proposer ? S’il s’agit de vins, je dois vous prévenir que nous avons un contrat d’exclusivité avec la Sicile et qu’il ne nous est pas possible d’acheter. Vendre, oui. Mais je doute que la France s’intéresse aux produits siciliens ?
Bon, faut plonger dans la cuve avant que ça se mette à fermenter, mes frères !
– À vrai dire, cher monsieur, attaqué-je, la maison que je représente n’a rien de vinicole. Si vous voulez me permettre, voici ma carte !
Et de déposer devant lui ma chouette bouille agrémentée de tricolore. Il la prend, la regarde et me jette par-dessus le bristol, d’un ton surpris, mais nullement inquiet :
— Vous êtes de la police ?
— Depuis des chiées et des chiées ! répond sobrement Béru, bourru, et moi idem au cresson !
L’est en train de faire un brin de toilette, le Gros. Entendez par là qu’il se récure le pif. Il en extrait des matériaux malléables qu’il tortille savamment et dont il compose une boule de la dimension d’une balle de ping-pong. D’une pichenette (ou d’un piche-nez) il l’expédie sur le bureau de Peter Blut où ce projectile rebondit avant d’aller ricocher sur le plancher.
Le grand blond me rend ma carte d’un geste ferme.
— J’avoue ne plus comprendre l’objet de votre visite, fait-il. La police française, ici…
Il a une mimique de mec posant pour une réclame de potion laxative.
— Non, franchement, vous me déroutez !
Béru me file ostensiblement un coup de tatane dans les montants.
— V’là qu’on le déroute, ricane-t-il.
Dieu, qu’il est grincheux, mon Gros ! Il a ses humeurs, aujourd’hui. Parfois, ça lui prend, la rogne. Rarement, car il est d’un tempérament plutôt optimiste. Lorsqu’il s’étale dans les grogneries, il ressemble à un orage d’été qui se prépare. Vous savez ? Quand le vent souffle et que le ciel s’obscurcit, et que la terre se met à sentir le feu… Des confins, parviennent de sombres roulements, comme si, très loin, au fond des nues, un barrage venait de se craquer la digue. Et puis en un rien de temps tout se ramasse, se conjugue et l’éclatement s’opère…
J’essaie de le calmer d’une moue impérieuse.
Superflu.
— L’enquête que nous menons a un caractère international monsieur Blut et nous sommes en contact étroit avec nos collègues d’ici. Si vous le désirez, nous pouvons aller poursuivre cette conversation dans les bureaux de la police hambourgeoise ?
Il secoue la tête en souriant.
— Je n’en vois pas la nécessité, d’autant plus que j’ai des rendez-vous importants ; d’ailleurs je ne doute pas de votre bonne foi, monsieur le commissaire. De quoi s’agit-il ?
Mince, ce que ça branle au manche. Je m’y prends comme une taupe décidément. Alexandre-Benoît le sent, et c’est ça qui lui entortille la maussaderie. Il n’aime pas me voir vasouiller, le Mastar. Il a trop besoin de respecter son chef pour admettre ses carences. Faut que je me montre plus marle que lui pour préserver sa confiance en moi, sinon il m’en veut de le décevoir. Mais quoi, y a des jours où la carburation n’est pas bonne, non ? Des jours où l’on accomplit sa trajectoire sans y croire. Ou, bon gré mal gré, on se relâche.
— Vous connaissez une certaine Frida Kramer ?
Plutôt merdouillard, vous ne trouvez pas ? Il doit se dire que les matuches françouzes sont encore plus glandus que dans les histoires berlinoises, Blut !
29
Avant, je disais « Colgate », mais ils m’ont rien envoyé. De toute façon je me brosse les ratiches avec un dentifrice inconnu du public, alors qu’est-ce que j’en ficherais de leurs tubes échantillons !