— Peu de chose, n’est-ce pas ! répond le premier des interpellés. Sauf peut-être qu’il serait préférable qu’une petite nation assume cette centralisation. Bruxelles, n’est-ce pas, est la capitale du Marché commun, n’est-ce pas ? Aussi j’en arrive à me demander si je ne devrais pas postuler également, n’est-ce pas ?
— Donc, vous vous présentez idem aux élections ? lance le Gros qui en a marre que je décrive une scène en le laissant trop longtemps de côté, va y avoir du déchet au dépouillage, les gars !
— Eh bien, heu… oui, n’est-ce pas, je me présente, admet Van Tozansher.
Le Vieux acquiesce.
— Je prends acte. Que déclare enfin mon excellent ami Monsieur Gottfried Fleisch-Brühe[4], directeur de la police de Zurich ?
Un monsieur mince, blond et froid (car ce Fleisch-Brühe est du genre consommé) se lève.
— Simplement ceci, messieurs, fait-il. Devant ces divergences, je crois que nous devrions adopter la formule fédérative. Chez nous, le président de la Confédération est élu pour une année seulement, parmi l’un de nos sept conseillers fédéraux. Par conséquent prenons la présidence à tour de rôle. Je veux bien être le premier si vous considérez ma neutralité comme un gage de sécurité.
Là, on applaudit.
Le moyen de faire autrement ?
La démocratie est toujours trahie, mais toujours applaudie.
Tu te prends n’importe quel extrémiste, fasciste de droite ou gauche, tu parles devant lui un langage démocratique et il égosille en premier, plus fort que tous.
Je me dis que le Suisse vient de s’adjuger la présidence en un tourne-paluche. En matière de dialectique, la victoire appartient à celui qui met au point la plus jolie formule et qui sait la servir à son heure.
Le Vioque prolonge ouvertement l’ovation. Il applaudit drôlement distingué, Achille. Juste les doigts qui se frappent, les paumes restant disponibles pour des baffes domestiques.
— Mon bon ami, il fait à Gottfried Fleish-Brühe, votre langage nous est allé droit au cœur à tous et le système que vous préconisez serait excellent s’il ne présentait toutefois un inconvénient.
Bing ! Douche ! Préparez vos maillots de bain ! Le dirlo suissaga commence à tortiller de la frite. Le plus mauvais, dans les confrontations humaines, c’est l’expression, « bravo, mais… ». Un applaudissement suivi d’une restriction, ça n’a jamais pardonné. La restriction l’emporte infailliblement. Il pige que son collègue franchecaille vient de torpiller son idée, mine de rien. Certes, Pépère lui beurre la tartine à outrance, mais c’est pour mieux l’étaler dans le gazon.
Fectivement, la suite carbonise la Suisse[5] car mon étonnant patron parle en ces termes :
— Une rotation de la présidence créerait de dangereuses perturbations dans l’organisation des services. Messieurs, à mon tour de vous proposer une solution, également démocratique, somme toute : celle du tirage au sort. Plaçons nos six noms dans un chapeau et laissons le hasard trancher l’épineuse question. D’accord, messieurs ?
Les cinq autres personnages ainsi pris à partie hésitent. Mais la proposition du Vieux n’est pas repoussable. Force leur est d’y souscrire. On fait passer un feuillet à chacun pour qu’il y trace son blaze. Ensuite de quoi, le Dabe hèle le factionnaire debout près de la porte.
— Garde, dit-il, voulez-vous collecter les six billets dans votre képi, je vous prie ? Et surtout n’y portez pas la main.
L’interpellé rougit de confusion. C’est un gars blondinet, timide et emprunté (à qui, je le saurai plus tard). Il se promène dans l’assistance, recueillant le bulletin de chacun des postulants. Après quoi, il se tourne vers le Dabe :
— Et maintenant, qu’est-ce que j’en fais, m’sieur le directeur ?
Le Big Boss désigne le champignon vénérable.
— Nous allons demander au professeur Connel O’Broshett de prendre l’un de nos papiers. Mais auparavant, secouez bien votre képi, garde !
Le blondinet agite avant de s’en servir. Docile, il tend le kibour à la vieille cosse qui glousse d’aise. A c’t’âge-là on est friand du moindre honneur. Le v’là qui prend des poses, le prof. Il retrousse sa manche, fait la marionnette de sa dextre décharnée, blafarde, bleuarde et tavelée. Puis il plonge deux doigts en pince de homard (déjà mangé) dans le noble képi de la police françouaise.
On retient son souffle.
Toujours impressionnant, une tombola.
L’incertitude est un sport mental qui est à la gymnastique de l’esprit ce qu’un snack est à la gastronomie, certes, mais qui, tout comme un snack correspond à des nécessités précises.
La vieille amanite (et non le vieil annamite) pêche un faf. Samain tremble. Il le laisse retomber, le pauvre fossile. L’assistance fait un « aaaah » qui n’est pas sans évoquer l’orgasme d’un séminaire (d’un vrai) auquel on projetterait un film (n’importe lequel, car désormais tous les films qui sortent — ou presque — sont pornogéniques. Dans les trois derniers que j’ai vus, y avait : un jeune homme de bonne famille qui s’embourbait madame sa maman ; deux messieurs qui se battaient pour rire, strictement à poil, avec leurs zézettes qui flambergeaient au ventre, enfin un soldat ricain qui se faisait expliquer la route de Saint-Claude par une dameputain sous le porche d’une église).
La morille irlandaise dit qu’elle est sorry de sa maladresse etbiche un autre papelard. Elle le déplie, le lit.
— Achil…
Béru ovationne !
Notre boss élu ! Lui qui ne s’est pas mis en avant une seule fois au cours de ce déplaisant débat ! Le Vieux, le Patron ! Le Pelé ! Le Galant ! Pépère ! M’sieur-le-Dirlo ! Elu ! Que dis-je : Hélu ! Lui ! Nous, car y a des retombées sur nos orgueils, fatalement ! La France !
Mordez-le, là-haut sur l’estrade, en train d’exécuter son numéro de violette. De virguler des sourires modestes. De balbutier des choses élégantes, onctueuses comme de la crème fouettée. De caresser le vide de sa main plus légère encore que l’air (d’en avoir deux). En train de s’incliner. De miroiter de la tronche ! D’oeillarder droite-gauche puis gauche-droite. D’entrouvrir ses lèvres minces et de les refermer délicatement, sans avoir causé, mais en laissant pourtant couler des mercis. Comme le sort le sublimise bien ! Comme une promotion élève sûrement. Comme on le reconnaît tous, soudainement pour chef suprême ! Il est notre Pape, notre Foch, notre Et-chêne-au-vert ! Il brille ! Une auréole se dessine au dessus de sa calvitie ! Sur l’estrade coule la cène ! Ah, le beau promu que voilà !
Bérurier pleure à gros sanglots. Il quitte son siège et vient m’accolader.
— « On » a gagné le Tournoi des Six Nations, larmoie-t-il. C’est nous qu’on va commander à c’t’équipe de pieds nickelés ! Quel type, not’Vieux ! Je me reproche les fois que j’ai tendance à le traiter de kroumir.
— Oui, dis-je, en essayant de maîtriser mon propre orgueil, il a eu de la chance. Dire que le vieux Chnock a laissé retomber un premier bulletin…
Je me tais car la trogne enflammée, boréolée, vineuse du Gravosvient de prendre une expression matoise de maquignon en train de vendre un boeuf qui n’est en réalité qu’un veau gonflé à 2,2 de pression.
— Même si ton chpountz avait gardé le premier papelard, ça n’aurait rien changé au score final, assure-t-il.
Je tressaille.
— Pardon ?
Bérurier me désigne le garde qui a repris sa faction devant la lourde.
5
C’est ce genre de pauvretés stupides qui me fera perdre des voix sous la Coupole. Tant pis pour la Coupole. Quelle s’exsangue donc, la pauvre chérie, puisque tel est son destin. Qu’elle se glace, se biscorne, se bicorne, se recroqueville, s’empétrifie. Tout le monde s’en fout, à part trois paumés qu’en rêvent encore. Un ami me faisait remarquer, dernièrement : en mai 1968 c’est la seule institution qu’a pas été contestée. Personne s’en est soucié. Pour les protestataires d’alors, elle existait déjà plus. Son souvenir même s’était englouti. On pouvait plus rien lui blasphémer, ni passé, ni présent, ni avenir. Même Ionesco ç’aura servi à rien. Qu’ils laissent échapper San-Antonio et ils auront signé leur arrêt de néant.