— Que désirez-vous ?
Ou bien :
— C’est à quel sujet ?
Je me risque à lui réclamer le maestro en français.
Elle nous propose d’entrer en un dialecte comportant pas mal de racines latines et beaucoup de purée de pommes de terre.
Tandis que nous obtempérons, elle sort sur le perron d’ardoise et appelle :
— Jipsy ! Jipsy !
Mais Jipsy ne répond pas davantage qu’un sous-marin français parti en plongée.
La servante tourne alors vers nous un mufle paniqué.
— Vous ne pas voir petit Hund ? Chien ! Très choli ! Rosen Band collier. Hübsch !
— Il était là y a pas un instant, assure l’hypocrite Béru. Il s’est mis à cavaler après un écureuil…
L’hommasse part en courant et en aboyant ses Jipsy !
Son raffût attire une vieille dame menue et plâtrée, aux cheveux bleus frisottés, dont la bouche ressemble à une lettre cachetée à la cire.
La survenante nous jette un regard rapide, mais déjà bourré d’affolement. À son tour elle s’élance, négligeant de répondre à nos saluts.
— Jipsy ! Jipsy !
— Je crains que nous ayons raté notre entrée, soupiré-je. Tu pourrais modérer tes bas instincts quand tu vas dans le monde, Gros.
— Oh ! Eh ! Dis ! s’insurge le Mastar, t’imagines pas que je me vas laisser effranger le futal par un Médor de rombière.
Un flot de musique nous parvient.
— Pietro Antonio Locatelli, concerto ! annonce la marquise de la Lune après douze secondes de recueillement.
Soudain, il y a un formidable couac dans l’exécution. La musique s’arrête. Une voix acide fulmine :
— Intolérable, messieurs ! Inadmissible ! Quatre fois de suite au même endroit ! Si ça continue je changerai le violoncelle et l’alto ! C’est eux !
Des coups de baguette énergiques sur un pupitre scandent le mécontentement du Maître.
— Bon, on reprend !
La musique s’élève, solide, pleine, accomplie.
— Seigneur, dit la marquise, l’orchestre entier répète dans ce chalet ! Cela doit valoir le coup d’œil.
Et, tandis qu’à l’extérieur, les « Jipsy » hystériques de ces dames s’éloignent, nous nous dirigeons vers la source sonore. Au bout du couloir une porte est entrouverte. Deux marches à gravir et nous déboulons sur un auditorium admirablement agencé. Les murs sont insonorisés, des baffles se dressent un peu partout comme des manches à air de paquebot, il y a des rangées de sièges et de pupitres, un piano à queue, une harpe, une batterie, une estrade, des appareils de sonorisation d’où sortent en louvoyant des raccords et des fils gainés de caoutchouc, comme du lit d’un grand malade en pleine perfusion.
À notre profond ébahissement, le chef d’orchestre est seul.
Juché sur son praticable, il bat la mesure devant… un tourne-disques.
Étrange bonhomme que Oskar Hamboler. Pas très grand, mince, une soixante nerveuse, le poil teint dans les tons queue de vache. Un gros nez. Une veste de forte laine. Les pieds nus et variqueux dans des chaussons de tourbier. Il se démène comme un homard dans de l’eau bouillante.
La musique s’enfle. Le rythme s’accélère. Hamboler se trémousse. Ses longs cheveux teints se soulèvent par-derrière, dévoilant qu’ils sont blancs par-dessous. Le merlan qui lui peinturlure la coiffe doit être miro, du moins ne pas perdre son pinceau dans les profondeurs.
Rangés contre le mur, nous contemplons le surprenant spectacle. Il y a quelque chose d’impressionnant dans la fièvre passionnée que met ce bonhomme à battre une mesure inutile. Son masque se convulse. On dirait que les archets lui rentrent dans le rectum, que les cymbales retentissent au creux de son estomac, que les flûtes lui jouent à bout portant dans les portugaises. Il se plisse, se gondole, se tortille. Une gueule de caoutchouc !
— Tu sais qu’à l’Olympia, il fait un malheur dans son tchèque[35] ! murmure Bérurier.
Le couac primitivement entendu se répète. Le maestro pousse un cri de brûlé vif et arrache le bras de l’électrophone.
— C’en est trop, messieurs ! glapit-il. Je ne peux en supporter davantage. Ou alors vous le faites exprès ! Bon, très bien, ce sera tout pour aujourd’hui ! Je flétris votre manque de conscience professionnelle !
Il s’assoit au bord de son estrade, sort un mouchoir à carreaux de sa poche et s’éponge le front.
Je m’approche.
— Excusez-moi, maître…
Le chef d’orchestre-sur-trente-trois tours sursaute et se dresse. Il paraît gêné. Soudain se révèle un timide. Il a l’air de vieillir sous nos yeux, à force de confusion.
— Vous… vous étiez là ? demande-t-il peureusement.
— C’est-à-dire que nous venons d’arriver…
Il opine, mais notre stupeur est encore trop lisible sur nos frimes pour qu’il accepte mon pieux mensonge.
— Je… Je m’entraînais, dit-il.
— Naturellement, maître, je conçois très bien cela.
— Il s’agit de ne pas perdre la main. Depuis quelques années mon orchestre est dissous, mais je compte le remonter la saison prochaine. Toujours l’harmonium de l’église, avec les mêmes cantiques, ça finit par devenir fastidieux.
Bérurier, qui jauge le brave homme de son œil critique, me laisse choir dans le coin des étiquettes :
— Dis donc, elle est en cale sèche, ta célébrité !
Le fait est que je suis troublé. Mon vis-à-vis ressemble à un petit rentier à marottes. Pourquoi diable les gens de la Couillognum Organisation s’en sont-ils pris à lui ?
— Vous savez, murmure Oskar Hamboler, je suis le plus grand de tous !
On se regarde. La marquise me virgule un coup de remonte-cils qui traduit nos pensées communes.
— Je sais, maître. Je sais… m’empressé-je.
— J’ai conduit la Philharmonique de Berlin !
— Comment l’oublierions-nous !
— Et j’ai dirigé plus de vingt fois à l’Albert-Hall de Londres.
— Ce furent des concerts exceptionnels.
Ne jamais contrarier un louftingue, mes frères. Primo ce n’est pas charitable, deuxio on n’en obtient rien de positif.
Rasséréné, le maître me prend par le bras.
— Les femmes ne sont pas là ?
— Elles recherchent un délicieux animal répondant au nom de Jipsy.
L’homme joint ses mains longues et blanches.
— Fasse le ciel qu’il ait disparu à tout jamais ! Un jour je l’empoisonnerai : les jappements de ce sale cabot m’empêchent de me concentrer. Avez-vous remarqué que les chiens sont à l’image des gens : plus ils sont menus, plus ils font du bruit.
— C’est vrai. Besoin de s’affirmer. Ce sont les hommes à complexe qui laissent pousser leur barbe, maître.
Il me lâche le bras.
— Pardonnez-moi : pendant que j’y pense…
Il se précipite sur un disque sélectionné au bout d’une table et, de la pointe d’un canif (suisse) pratique une légère entaille dans un des sillons.
— Voilà, dit-il, ma fausse note pour la répétition de demain. Ces gens-là, les exécutants, ont une mentalité épouvantable. Si je ne poussais pas des coups de gueule, c’est eux qui me mèneraient à la baguette !
Il se réponge la devanture. Une soudaine béatitude détend ses traits qui restaient crispés par l’effort physique.
— J’ai une grande nouvelle à vous annoncer, murmure-t-il on va publier un gros ouvrage sur moi ?
– Ça ne m’étonne pas, maître.