— Avec de nombreuses illustrations me représentant tout au long de ma carrière !
— Cela va de soi.
— Venez par ici, je vais vous montrer la maquette ! Un volume de bibliophile, tirage à trois exemplaires. Un pour moi, un pour ma bonne et un qui sera mis aux enchères. Vous rendez-vous compte des sommes qu’il atteindra ? Le prix d’un Rembrandt, non ?
— Ou d’un Velasquez !
— N’est-ce pas !
D’une allure chaplinesque, il nous entraîne dans la pièce voisine. C’est un bureau garni de meubles en bois clair, ravissant. Le plafond est constitué de panneaux aux peintures naïves. Les divans sont recouverts de velours de soie. Tout brille, tout est d’un goût exquis. Par la baie qui bée, on aperçoit la station, en contrebas, avec son majestueux Oberland-Palace qui ressemble à une caserne qu’on aurait bricolée en vue du tournage d’un film dont l’action se déroule au Moyen Âge.
Oskar Hamboler nous place en demi-cercle devant un guéridon sur lequel repose un immense bouquin relié plein cuir, avec incrustations d’or et de nacre.
Sur la couverture, ces mots :
Le musicien se met à tourner les pages.
L’ouvrage ne comporte provisoirement que des photographies.
On découvre pour commencer l’image d’un bébé à l’air stupide en train de faire la lippe au quatrième top sur un coussin à pompons.
— Moi, bébé, annonce-t-il. Regardez de près cette épreuve, mesdames et messieurs, ne sentez-vous pas déjà comme un rayonnement autour de ce chérubin ? Un halo ? Un signe ?
— Si ! Si ! nous exclamons-nous en chœur, à l’exception de Béru qui laisse tomber cette turpide question :
— Vous aviez des végétations pour garder la bouche ouverte comme un brochet empaillé ?
Le Maestro tourne la page. Cette fois il porte un délicieux petit costume tyrolien qui le fait ressembler à ces sujets de bazars suisses représentant un hérisson travesti.
— Ici j’avais cinq ans, et je déchiffrais déjà Mozart.
– Émouvant, conviens-je.
— Sur celle-là, je suis au piano de mon grand-père, Aloïs, celui qui a fondé la fabrique de montres.
C’est pour moi ce que les apaches-lanceurs-de-torches-enflammées appelaient : un trait de lumière.
— Ah bon, les célèbres montres Aloïs Hamboler, c’est vous ?
— Oui. Je garde nos quarante-trois fabriques par esprit de famille, ainsi que les seize cargos et les six cents camions qui les transportent dans les cinq parties du monde. Sinon, ma musique me suffirait pour vivre.
Je comprends dès lors pourquoi ce petit bonhomme intéresse la Couillognum. Archi bourré ! La plus grosse affaire suissaga après Nestlé ! Je suppose qu’un conseil de famille avisé a placé ses biens sous tutelle, compte tenu du jeu qu’on enregistre dans les bielles de son caberlot !
— Là, je fais mon service militaire, et c’est moi qui dirige la fanfare du 3e Edelweiss de Marche.
Les pages continuent de tourner, chacune étant assortie d’un commentaire extasié.
— Voyez ! Mon premier concert dans la salle des fêtes de notre usine à la Chaux-de-Pysse. Au piano c’est Jeannot Cousin, qui dirige à présent la brasserie Schmolistz à Berne.
Désormais, une série de photographies suit, qui toutes le représentent au pupitre. Chaque image concerne un concert donné en d’obscures localités grisonnes ou argoviennes. Mon petit doigt me chuchote que l’Albert Hall et la Philharmonique de Berlin, ça devait être en rêve !
— Moi, ici, en train de prendre le café avec le syndic.
Ouf ! Nous allons en avoir terminé avec cette biographie illustrée, car sur le cliché, Oskar Hamboler paraît avoir son âge actuel. Que non pas. Il tourne encore les pages. Nous poussons des exclamations diverses.
— Monsieur votre père, maître ? s’enquiert madame de la Lune.
— Non : moi, sourit le musicien.
— Mais… On vous donnerait vingt ans de plus : ces cheveux de neige, cette barbe de patriarche…
— C’est moi à septante ans ! Comprenez moi : je tenais à avoir ma biographie complète de mon vivant. Par conséquent il a fallu anticiper. Heureusement, mon photographe est un homme averti ! Quel beau vieillard je vais faire, n’est-ce pas ?
Il tourne la page.
— Moi, à huitante ! poursuit l’inexorable iconolâtre. Toujours bon pied, bon œil. Et la baguette à la main, encore ! Faisant la pige à Ansermet. C’est bien simple : je ne m’en sépare que pour dormir, et encore, je la pose à côté de mon dentier sur ma table de nuit. Si je vous disais que je mange chinois depuis trente ans afin de m’alimenter à l’aide de baguettes ! Ne pas perdre la main, fût-ce en soupant ! C’est beau, la vocation, non ?
— Formidable, maître, soupiré-je en m’écartant du guéridon, estimant la séance terminée, et étant quelque peu pressé d’aborder le sujet crucial qui nous amène.
— Attendez ! Ce n’est pas fini !
Il nous regarde d’un œil prometteur. Son gros nez en forme de tubercule primé est agité de frissons bleutés.
— Pour celle-ci, j’aimerais que vous vous concentriez, déclare-t-il.
Son index est théâtral lorsqu’il rabat le feuillet suivant.
— Moi, sur mon lit de mort, dans ma nonante-sixième année ! Terrible, hein ? Un gisant ! Je suis gothique, mesdames et messieurs ! Regardez-moi de près : gothique ! Quelle noblesse dans les traits ! Tout le mystère de la mort est là, sur mon visage ! Belle fin, en vérité ! Sereine, édifiante, paisible. J’ai prononcé des paroles décisives. Mes derniers mots ? Mort Bach !
Le maquillage est de première. Le nez pincé, les orbites enfoncées, les joues concaves.
— Quelle carrière ! Une vie bien remplie ! Je fus l’un des tout grands. Peut-être le seul. D’ailleurs, voyez, mes compatriotes ne s’y sont pas trompés…
Nouvelle page.
Nouvelle photographie nous découvrant Oskar Hamboler statufié sur un socle. Il est drapé dans une toge romaine, les bras levés pour une attaque en force, la baguette dans le prolongement de l’index.
— Lisez un peu l’inscription qu’ils ont gravée dans le marbre de mon socle. Puis-je vous proposer une loupe, chère madame ?
— Merci, j’ai mon face à main, refuse dignement la marquise.
C’est elle qui, pour prouver sa toujours bonne vue lit à haute voix :
— Oui, l’unique, balbutie le Maître. Ils m’ont rendu justice. Enfin ! Aussi, pour leur témoigner ma gratitude, ai-je eu un dernier geste…
Et il actionne l’ultime page de l’album.
Sur laquelle s’étale… une radiographie. Celle de son squelette. Elle est dédicacée à l’encre blanche et l’on peut lire ces mots tracés d’une main ferme :
À ma Suisse bien-aimée, à qui ma baguette a toujours donné l’heure exacte.
Le claquement sec du livre refermé ponctue le désarroi de nos pensées.
À cet instant précis[36] la petite dame aux cheveux bleus réapparaît, hors d’haleine. Ses rides débouchées par la sueur ressemblent aux chevrons peints sur les volets neuchâtelois. Son masque est tragique.
— Oskar ! glapit-elle, préviens la police : nous ne retrouvons pas Jipsy.
— Quel malheur, mon aimée, ma douceur, ma beline ! exclame hypocritement Hamboler.
— Il faut entreprendre des battues ! Mobiliser la population ! Sonner le tocsin ! continue la vieillarde.
36
Soit dit entre nous et le cousin germain du carré de l’hypoténuse, j’affectionne l’expression : « À cet instant précis ». Pour moi, c’est presque un signe typographique. Une sorte de majuscule spéciale qui annonce des choses.