Tandis qu’il con-fesse le fameux chef-de-fauteuils-d’orchestre, je me prends à part pour une conférence au sommet. Je crois qu’on tient le bon bout, mes frères. Je suis dans la ligne droite maintenant. Du moment que les gars de la clique à Peter Blut entreprennent la ramasse, on va pouvoir poser des collets. L’essentiel était que les garennes sortent de leurs terriers.
Ils doivent pousser de vilaines frimes, ces futés. Se dire que je brûle et que par contrecoup leur affaire commence à renifler le roussi. Primo, j’ai découvert leur astuce des sièges « couillognumisés ». Secundo, j’ai démasqué l’un de leurs membres. Tertio, nous possédons une personne capable de réparer leurs méfaits. Alors, fatalement, ils brusquent les choses. L’heure est venue de collecter la fraîche à tout-va, avant que notre influence salvatrice ne s’étende par trop. La situation me dicte ma conduite ; je n’ai pas le choix : il faut s’incruster dans ce chalet et attendre que « les autres » se manifestent. Élémentaire comme procédé. On va les piéger sur place.
J’arrache tant bien que mal Oskar Hamboler aux postillons béruréens pour lui faire part de la situation.
Lui, il veut bien tout ce qu’on veut, du moment qu’on lui assure sa guérison. Le seul point chaud : arranger cela avec son épouse qui n’est pas du genre particulièrement hospitalier, et aussi avec Rösely dont le travail au chalet est déjà considérable.
On se groupe pour lui donner tout apaisement. Un chœur céleste, aux inflexions moelleuses lui assure que tout se passera bien. Béru fera la cuisine, Berthe la vaisselle, la marquise repassera le linge et moi je passerai l’aspirateur. Oskar n’aura qu’à battre la mesure et contenter sa bonne.
Un rêve, non, dans une nation traumatisée par l’initiative Schwarzenbach[38].
— Vous êtes mes bienfaiteurs, murmure le maître. Écoutez, si tout se passe bien, mon livre sera tiré à quatre exemplaires au lieu de trois et vous en aurez un. Vous ne paierez que les frais d’impression.
— C’est trop gentil il est normal que nous vous aidions, affirme doucement la marquise. La France doit tant à la Suisse, cette douce terre d’asile où les proscrits du monde entier viennent panser leurs blessures. Votre pays est la corne d’abondance de l’Europe, maître. Une île heureuse, verdoyante et noble. Un symbole ! Votre drapeau est le positif de celui de la Croix-Rouge. Il exprime l’idée de salut ! Vous avez bien raison de le mettre partout, car il est beau comme une flamme. Votre beurre a un goût d’herbe grasse. Votre vin blanc mousse comme l’esprit. Votre chocolat n’est pas DU chocolat c’est LE chocolat. Vos montres ridiculisent tout instrument qui, confectionné hors de vos frontières, a la prétention saugrenue de vouloir indiquer l’heure. Votre monnaie est forte sans ostentation belliqueuse. Vos banques sont les dernières forteresses de ce monde en péril. Quand je prends une médication, je veille à ce qu’elle soit made in Swiss pour être plus sûre de ma guérison. J’aime les fromages de mon pays, mais je salue les vôtres, qui sont pratiquement leurs frères de lait ! Et je vous remercie au nom des Hauts-Savoyards et des Jurassiens français habitant en limite du canton de Genève de les laisser contempler gratuitement, depuis chez eux, ce jet d’eau impétueux qui est, à la ville de Calvin, ce que le tour Eiffel ne sera peut-être jamais à Paris.
Elle donne l’accolade à Oskar.
On applaudit.
Sur ce[39] Rösely fait une entrée fracassante.
Elle s’arrête dans l’encadrement de la porte, comprime ses deux seins animés et lâche d’une voix qui vous fêle l’âme :
— Monsieur ! Le petit chien est mort[40] !
N comme nave
Ah ! les plaintes déchirantes d’une mère !
Ah ! le cri des entrailles arrachées, extirpées fumantes des ventres-femelles !
Ah ! la sombre beauté de la douleur maternelle.
Son pathétisme !
Sa farouche grandeur !
Sa vue sur les Alpes !
Elle finit par nous toucher, Mme Hamboler, à force qu’il est bien intense son chagrin, d’une violence pas concevable ! Quasi sublime, pour ainsi dire.
Elle berce le menu cadavre détrempé de Jipsy dans ses bras. Et elle raconte ce que furent leurs amours ! Elle récite leur vie passée, leur vie finie avec des mots brefs, hachés, secs comme du biscuit de pensionnat. La manière qu’elle l’a élevé d’abord, à sa sortie du chenil. Entièrement au lait Guigoz ! Ses premiers pissats. Ses premiers aboiements. Le grand rideau de velours du salon qu’il avait déchiqueté, l’amour. Et la fois où ce chérubin avait mordu le facteur jusqu’au sang, qu’elle a dû le mener « au » vétérinaire (pas le facteur, Jipsy) car ces gens-là, même lorsqu’ils sont suisses, n’ont pas toujours les pieds propres…
Une vie de chien s’écoule, comme tombe d’une mosquée les lamentations d’un muezzin. Chien de luxe, d’accord, mais cela n’enlève rien à la noblesse de la chose.
Puis, de la détresse ultime, elle vire sur la colère, la dame du chef d’orchestre. Les grands chagrins ont tôt ou tard un côté insurrectionnel. Faut qu’ils flambent. Alors ses lamentations se muent en invectives. Elle doit savoir de quelle manière il est mort, Jipsy. Elle exige une enquête ! Il faut alerter Berne, la brigade criminelle, car IL SAVAIT NAGER ! Curieux tout de même que sa mort coïncide avec notre arrivée ! Qui sommes-nous ? D’où venons-nous, tous quatre, avec nos figures d’étrangers ? Pourquoi le chien s’est-il noyé juste à notre venue ? C’est louche ! C’est bizarre ! La police saura le fin mot ! Nous passerons en jugement ! Tant pis pour les conséquences diplomatiques. La prison à vie, si nous avons trempé dans le forfait ! Mais vengeance lui sera accordée. Elle a droit à des dommages et intérêts élevés ! Sa vie est brisée dorénavant. Qui partagera son lit ? Hein ? À qui fera-t-elle la lecture, le soir, avant de s’endormir ? En compagnie de qui prendra-t-elle son petit déjeuner, le matin ? Et les nuits, dites ? Les longues nuits d’hiver englouties dans la neige, comment les passera-t-elle ? Qui désormais se blottira entre ses seins fibreux ? Ah, non ! C’est trop ! Elle dépasse les limites du tolérable. Elle va faire une dépression. Mourir, peut-être ?
Un qui se fend le pébroque, c’est Oskar ! Dans le dos de sa mémère, il exécute des mimiques simiesques pour nous divertir, tel un cancre en cachette du maître. Rösely s’en aperçoit et cafarde. D’apprendre ce forfait, Mme Hamboler, ça lui détourne le cours du chagrin. La v’là qui gifle son bonhomme à toute volée de bois vert. V’lan ! V’lan ! V’lan !
Et v’lan ! Elle en avait oublié une !
Elle hurle :
— Brigand ! Crapule ! Sadique !
Et puis un autre qualificatif se forme à ses lèvres, comme il vous vient une grosse bulle irisée, des fois, pendant qu’on se lave les chailles.
— Assassin ?
L’expression lui dégage des horizons. Elle désembrume fissa, la vioque ! Réalise la haine que son batteur de mesure en neige nourrissait pour le merveilleux Jipsy. Des années il a couvé son ressentiment. Celui-ci a fini par éclore.
— C’est toi, hein, calamité ? Avoue ! Si tu ne me le dis pas, la police te fera parler, crapule !
Nous est avis unanime qu’il est temps d’éviter le massacre d’Oskar, l’heure du lynch étant arrivée !
— Madame ! avance la marquise, votre servante s’est méprise : votre époux, au contraire de narguer, montrait des signes d’affliction. Par ailleurs, nous nous portons garants, les uns et les autres, que cet adorable animal vivait lors de notre arrivée. Et vous pouvez croire en notre parole, ces messieurs sont des officiers de police assermentés jusqu’à la moelle.
38
Peut-être est-il bon d’indiquer aux non-initiés que le conseiller Schwarzenbach prône la limitation de la main-d’œuvre étrangère en Suisse.
40
Rassurez-vous : s’il s’était agi d’un chat, je lui aurais fait annoncer la chose à Madame.