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Ravie de la tournure romanesque que prennent les choses, la frivole Berthe s’éclipse. Un pavillon au bout du parc, avec la clé sur la porte, vous parlez d’un régal pour une personne dont les lectures sont puisées dans les feuilletons de « La Soirées des Chaumines ».

Elle vaque, la grosse vacca. Court, vole à son devoir de sœur humaine penchée sur les maux de ses contemporains.

La marquise, opportune, propose à Rösely de lui faire les lignes de la main.

La peau de ses battoirs ressemble à l’enduit gratté crépissant certains mas provençaux, à la servante. Pour s’y repérer, faut sauter des ornières, contourner des cicatrices, escalader des veines. Elle est ravie. Elle pâme. Elle dit que c’est la première fois qu’on lui lit l’avenir ainsi. Ça la surexcite à fond. Elle espère beaucoup du futur, comme la plupart des imbéciles. Chez l’andouille humain, l’avenir représente un capital, il l’imagine toujours richement achalandé, nanti de moments somptueux. La caserne d’Ali-Baba ! Y aura qu’à puiser les piastres et les félicités. Il est plein de diams, de beaux chibroques dodus, d’honneurs, d’aventures délicates mijotant au bain-marie en attendant d’être consommées.

— Oh ! Oh ! exclame Mme de la Lune en considérant les cratères qui lui sont proposés. Quelle main !

— C’est la mienne ! répond orgueilleusement la servante.

— Cette ligne de vie profonde ! Regardez, San-Antonio, l’on dirait une vue aérienne du grand canon du Colorado.

Comprenant que sa houri number two est solidement amarrée, le Maestro prend la tangente, sa baguette sous le bras.

— Formidable ! continue notre camarade d’équipée, vous vivrez cent ans, ma fille !

La blondoche fait la gueule et explique que sa mère se porte comme un charme, de même que sa grand-mère et que sa bisaïeule est morte à cent six ans. La perspective de vivre jusqu’à cent, au lieu de la réjouir, lui semble comporter quelque chose de restrictif. Fine mouche, la marquise passe en seconde.

— Votre vie va bientôt changer, annonce-t-elle. Il va se produire un événement important. Cette petite ligne brisée, là, qui se branche sur la ligne de cœur annonce une rupture de contact radicale. Ce sera brusque. Ce sera violent ! Ce sera pénible… Mais il en découlera de grandes choses pour vous. Je vois venir un militaire, avec des galons. Bel homme. Un blond. Très grand…

Les roucoulades de la chambrière couvrent la voix de notre amie.

— Ben, prends pas ton fade à l’avance, ma poule, morigène Bérurier, agacé. Si t’aimes si fort l’uniforme, la prochaine fois je me déguiserai en pompier ! Ah, les gonzesses, dans le fond, y a que le gros drap qui les intéresse.

Comme il achève ses mots, le fracas d’une détonation fait trembler les vitres. Il roule, longuement à travers la montagne, s’enfle, cascade, chuinte en miaulements répétés par des échos aux aguets, repris plus loin, portés, emportés, aspirés par les vallées.

Nous bondissons.

— On dirait un coup de fusil ? dit la marquise.

— Ja, Gewehr ! murmure Rösely !

– Ça vient de tout près, non ? murmure Alexandre-Benoît.

À cet instant[41] des hurlements retentissent à l’extérieur.

— Berthe ! hurle le Gros.

Il est cramoisingue instantanément. Titubant comme un bourdon maladroit, il se jette contre la baie vitrée et la pulvérise bien qu’il s’agisse d’une glace isoplane.

Il fonce, le preux chevalier, piétinant les géraniums et les pétunias helvétiques d’Oskar Hamboler, en direction du pavillon à toit d’ardoise non loin duquel tournoie mollement la fumée du coup de fusil, tel le spectre d’un ectoplasme attardé.

* * *

J’ai beaucoup hésité, mes bonnes pelures.

Parvenu à une pareille culminance de mon récit, devais-je changer de chapitre, comme certains changent de slip après de furtives amours, ou bien, n’exploitant pas l’effet, continuer ma marche en avant dans la savane de cette étonnante aventure ?

Perplexité cruelle ! Tourment d’auteur chevronné de bas en haut.

Mon premier mouvement fut de tourner la page. Mais il y a une grande humilité dans San-A., vous ne l’ignorez plus.

« Nonne houx en ballon pas ! me suis-je dit. Foin de ces trucages pour tireurs à la ligne, tireurs au flan. Du calme ! De la discipline littéraire, mon grand. Réfrène ton goût pour la facilité. »

Ai-je eu tort ou raison ? La facilité n’est-elle pas, en réalité une preuve de richesses ? Et se châtier ne constitue-t-il pas un signe d’avarice intellectuelle ? La sobriété n’engendre-t-elle pas la sécheresse ? Réponde qui peut à ces angoissantes questions dont je me torchonne les voies d’expulsion au demeurant.

Cependant, soucieux de contenter tout le monde et sa femme, j’ai benoîtement opté pour un moyen terme.

Les moyens termes sont toujours des moyens ternes.

Donc ils vous conviennent admirablement.

Aussi, voici ce dont nous allons convenir, mes brutes. Au lieu de démarrer un nouveau chapitre, je te vas vous foutre un chapitre bis. C’est pas génial, dites ?

J’en ai dans le crâne, comme disait ce fou qui se tapait sur les miches !

Tournez, j’arrive.

N bis… donc… comme précédemment

Quand à mon tour j’atteins le pavillon, je découvre Bérurier à genoux sur le seuil, en train de se comprimer le burlingue pour retenir des spasmes stomacaux dont les conséquences pourraient être indescriptibles.

— San-A. ! Mon San-A. ! C’t’horrible, bégaie l’Enflure. Mords un peu c’te vision d’eucalyptus[42] !

Je risque mes deux yeux hardis par l’ouverture. Puis je m’élance. Berthe est là, sur le carreau, la main en sang, la joue en sang, la bouche en sang. Pas morte, non plus qu’inanimée, mais groggy, foudroyée.

Quant à Oskar, il gît simultanément sur le lit et sur le dos, plus vert qu’un champ de poireaux bien irrigué. Lui, est out, totalement. Sa baguette a roulé sur le plancher, dérisoire trophée d’une fée désenchantée. Elle ne s’y trouve pas seule, hélas pour lui. Ah ! mes amis, mes bons et aloyaux amis que j’aime bien malgré mes rebuffades. Ah ! mes chers vous tous, mes frères de vaille que vaille, de rien qui vaille, gens de bon et mauvais esprit, oyez l’affreuse nouvelle. Oskar Hamboler, l’unique, s’il reste à la rigueur un chef d’orchestre, n’est en tout cas plus un homme.

Vous avez lu ces mots fataux ? Plus un homme ! Le principal accessoire de sa virilité a été séparé de lui. Tranché net, comme l’asperge de printemps lorsqu’elle est parvenue à un bon calibrage. Qu’est-ce qu’il disait, Vigny ? Que le son du cor est triste au fond des bois ? Ben qu’il vienne risquer un œil sur le rude plancher de sapin où s’étale l’objet inanimé et sans âme en question ! Qu’il considère ce triste relief et qu’il me dise si la tristesse qui s’en dégage n’est pas pire que ses tonton-tontaine et tonton forestiers. Ça me rappelle un dur souvenir de jadis… Quand je passais mes vacances à la cambrousse, chez grand-mère. Je m’étais lié d’amitié avec un garçon de ferme qu’on appelait le Yougo, au village, vu qu’il s’était pointé de Zagreb, un beau matin. Un grand gaillard à la peau ocre, au nez aquilin, au regard enfoncé. Les terreux lui faisaient la gueule. Déjà que les gars du patelin voisin étaient qualifiés d’étrangers, alors vous jugez, Zagreb… Moi, je le trouvais sympa. Il me racontait les Balkans, j’aimais déjà parler d’ailleurs. Son pays me paraissait tellement beau à travers ce qu’il m’en disait que je me demandais bien pourquoi il l’avait quitté. Le Yougo… Son prénom c’était Josef, son nom finissait par « itch », naturliche. Il travaillait dur et sentait l’animal. Le jour de sa maigre paie, vous savez ce qu’il faisait ? Il achetait une plaquette de beurre, un quart… Et il la mangeait comme on bouffe du chocolat, sans pain, commak, à la main. J’en prenais mal au cœur de le regarder. « Tu vouloir ? » me demandait-il en me tendant la tablette de butter où se lisait l’empreinte de ses ratiches carnassières. Je faisais la grimace. Il riait. « Très bon, ça va bien, ça va bien, très bon » qu’exclamait le Yougo. Un jour la nouvelle a couru comme ce que les grands z’écrivains appellent « une traînée de poudre » : le Yougo allait se marier avec la Marie Vinet, une vieille fille de l’endroit qui vivait seule avec son père impotent. Officiel ! Il attendait ses papelards de Yougoslavie, des autorisations de France, tout un chize administratif, quoi ! Vous parlez d’un cri dans la contrée ! La Marie, nobody s’en occupait, vu qu’elle tournait rance dans sa fermette, mais qu’un Yougo se l’octroye, alors là ça ne jouait plus. Y avait abus de confiance. Crime de lèse-paysannerie. Ça ressemblait à quoi, cette graine du pays marida à un boyard ? Vous imaginez ce grand scandale ? La race qui se fourvoyait, virait au chiendent, périclitait lamentablement. On a déclenché des représailles dans le bled. La tracasserie s’est instaurée, est devenue institution locale. Je vous passe les inscriptions sur les murs de la Marie. Les banderoles que des sournois arrimaient entre les cornes de ses vaches ; et les tristes farces signées anonymes qu’on faisait au Yougo, comme par exemple de lui envoyer des petits paquets de merde par la poste, ou bien de le lapider à coups de pommes de terre, quand, le crépuscule venu, il rentrait des lointains labours, à califourchon sur le bourrin de son employeur. Je me rappelle plus le temps que ça a duré, cette furia péquenote. Des semaines, je suppose. Peut-être même des mois. Le Yougo semblait stoïque. Il répondait rien, subissait tout avec une apparente résignation. Et puis un matin de soleil, vous savez ce qu’il a fait, le grand bougre ? Il est allé dans un pré bordé d’une grande haie de noisetiers. Il y a creusé un trou. Il a empli le trou de bois mort. S’est couché dessus. Il s’est arrosé d’essence et s’est foutu le feu, comme un bon bonze (acidulé).

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41

Je savais que j’allais vous en foutre un avant la fin du chapitre.

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42

Tout porte à croire que le Gros a voulu parler d’une vision d’Apocalypse.