— Tu le reconnais pas, Cézigue ? Il a passé avant-hier sur la première chaîne dans la Piste aux Etoiles. Y faisait un numéro de prestigitation.
PÉRIODE ANGLAISE
A comme amour
Y a un mot que je n’ai encore jamais employé, dans aucun de mes bouquins, c’est « pusillanime ». Et pourtant Dieu m’est témoin que j’ai beaucoup barboté dans le vocabulaire, hein ? Te lui ai assez secoué le paletot à çui-là ! M’en suis goinfré. L’ai pillé à bloc, démantelé, écumé pire que du pot-au-feu ! Je l’ai raclé jusqu’à sa trame, qu’à force on lui voit le jour à travers. Eh ben « pusillanime », ma parole, j’y avais jamais touché. Vous pouvez enquêter, on vous confirmera le fait. Dans les salons où l’on cause, comme dans les saloons où l’on casse, jamais ils ont trouvé « pusillanime » dans un de mes polars. Y m’faisait pas envie. Les mots, c’est comme les objets inutiles : faut avoir la cupidité d’eux au bout des doigts si on veut les justifier, les placer en situation… Moi, je dédaignais « pusillanime ». Il me faisait pas « bon effet ». N’était pas coulant, quoi. Je le trouvais bêcheur et vaguement hostile.
— T’as l’air tout chose ? murmure Béru.
Il est cramponné à son bada, because la vitesse de notre M.G. décapotée. De plus, malgré le soleil, un vent de cinéma souffle sur la lande de cette contrée désolée de la côte anglaise. Par instants, les bourrasques sont tellement fortes que la voiture se cabre comme un cheval devant une affiche du regretté Fernandel.
— En effet, conviens-je avec beaucoup de volontiers, je me sens pusillanime, Gros.
Il hoche la tête.
– Ça doit venir de ce putain de climat ; tu devrais prendre de l’aspirine.
Comme quoi, vous le voyez, le mot est rébarbatif, même pour qui en ignore le sens.
— Je timore d’aller interviewer des mirontons à propos de leur impuissance, continué-je. Dans le fond, le Vioque aurait été mieux inspiré de choisir un médecin pour se livrer à ce genre d’enquête.
Ce n’est pas l’avis de Gravos.
— Un médecin, il verrait pas l’à-côté des choses, Mec. Or, dans cette occurrence, ce sont les à-côtés qu’importent. J’sus de l’avis du Tondu : c’t’en contrôlant bien, dans chaque pays, comment les premiers dégodeurs ont été frappés qu’on parviendra à se goupiller une idée du fléau. Il ne faut pas l’étudier sur le plan général, mais traiter chaque premier « malade » comme un cas isolé. Considérer chacun comme une enquête unique et s’y consacrer en oubliant les autres. Jusqu’alors, selon le Vioque, on s’est trop égarés dans « la vue aérienne » de l’ensemble. C’est qui est-ce, notre feurste client ?
— Un général d’origine écossaise, aboyé-je à travers les miauleries du vent. Il a pris sa retraite anticipée depuis qu’il est fané du calcif.
Le Mastodonte approuve.
— C’t’une nature noble, assure-t-il. Moi, j’en ai connu des juteux qu’avaient juste un misérable paquet de couenne où ce que je pense et ça leur empêchait pas de faire chier la troupe. P’t’être, justement à cause que ça leur entretenait les rancœurs ? Va savoir… L’homme, il est zobnubilé par sa quéquette. Elle lui vadrouille dans le cerveau pire que dans le dargiflard des gerces. Tiens, je me rappelle de quand j’étais jeune homme, j’avais plein de potes qui se morfondaient le mental en raison de leur faiblesse constitutionnelle. Surtout un que je lui revois encore le scoubidou-farceur… Une pauvreté ! Gros comme un petit doigt de brodeuse, et encore ! J’exagère… Germain, il prénommait. Quand il finissait de lancebroquer t’aurais cru qu’il secouait la cendre d’un mégot. Un jour qu’on avait passé une visite médicale ensemble, il a manqué d’air de m’apercevoir le casse-noix. Un gourdin pareil, il croyait pas que ce pusse exister. Depuis délors, chaque fois qu’on se retrouvait seulâbres, il me demandait de le revoir encore une fois. Il en avait les gobilles qui lui partaient de la tronche. Il bégayait des « Eh ben bongu de merde, tu m’en diras tant ! » estrêmement pitoyables. Son ton aurait fendu le cœur d’un as de pique !
« Pauvre Germain… Enfin j’y ai procuré son moment de compensation, à ce brave aminche. Figure-toi qu’un soir qu’on tirait une vadrouille à la sous-préfecture, je tombe en arrêt devant un magasin de farces et attrapes. Deux parts et d’autre de la vitrine, y avait des miroirs déformants. Un qui rapetissait, l’autre qui grossissait, tu connais le système ? D’autor j’ai placé Germain devant le deuxième.
« “Ohé, bonhomme ! je lui interpelle, dégage-toi la breloque et mate-la dans c’te glace, pour dire… !” Pas besoin de lui répéter onze fois. Le v’là qui se déculotte et qui s’installe le zizi devant le miroir bombé. Madoué, ce chibre féroce que ça lui faisait, à Germain ! Un goumi d’éléphant, Mec ! Une seringue à vache ! Hercule ! Tu l’aurais vu s’épanouir, Germain ! Pavoiser ! Se la flatter en sous-main. “Boôû, sacrée charogne ! il gloussait comme ça, alors là, oui, pour du paf, c’est du paf majuscule ! Nom d’dieu de merde, ça ferait craquer une jument ! Vise Béru ! Non, mais vise : j’te fais la pige ! Comparé à mon mandrin ton machin à toi, c’est plus que dalle !” Je lui objectais pas que si j’aurais pris la pose, nos écarts allaient se répercuter dans la glace. Seulement, moi, tu me connais : je souhaite que le bonheur de tout le monde. Du moment qu’il trouvait à se colmater les angoisses, je le laissais barboter dans ses délires, Germain. Ça lui faisait censément comme une piquouze de mort fine dans ses humiliations. Il en avait si tant ras le bol de s’entendre exclamer par les poufiasses du canton, au moment psycadélique : “Eh ben dis donc, t’es pas gâté par la nature, mon gros loup ! Qu’est-ce tu veux que je fasse de cette bricole-là, un cure-dent ou un compte-gouttes ?” qu’à la longue il devenait dingue, le pauvret. Pour une fois qu’il se voyait doté d’un matraque-gendarme de taureau, fallait pas lui déranger l’extase avec des mesquineries. »
— Tu es un grand cœur, conviens-je.
— Attends, je t’ai pas fini à propos de Germain… Imagine-toi qu’à la suite de ça il est allé habiter la sous-préfecture. Et toutes les nuits, sitôt que la rue devenait déserte, il courait se mirer Pollux dans la glace optimiste. Tant et si bien qu’il a fini par se faire arrêter pour outrage aux mœurs. Tu crois que ça l’a calmé ? Penses-tu ! Il y retournait toujours devant ce foutu miroir. On a dû l’embastiller une douzaine de fois au moins. Le drame s’est produit après sa dernière incarcération. Il venait de tirer six mois de marmite. À peine sorti de taule, il galope droit au magasin de farces. Fatalitas, la boutique avait disparu. À la place y avait une boucherie chevaline ! Adieu les miroirs déformants ! Tu me croiras si tu voudras, mais Germain s’est suicidé peu de jours plus tard.
— C’est une histoire triste, dis-je.
— Pire : vécue ! murmure le Gros. Et qui te situe parfaitement l’importance du mandarin-chercheur dans la vie. Moi, tu vois, San-A., je sus pas pieux, mais y m’arrive de réciter un bout de prière, çà et là, quand j’sus en vacances et qu’on visite une église. Eh ben chaque fois que la chose se produit, y a trois trucs que je réclame au ciel : que ma Berthe m’aime toute la vie, que la France pourrisse pas complètement, et que je reste toujours vaillant du braquemuche. Car, comme l’a dit j’sais plus qui : « Donnez-moi un beau zobard et la santé et je soulèverai le monde ! »
Sur cette magnifique péroraison je flanque un coup de patin. Le Dodu donne du front dans le pare-brise.
— Qu’est-ce y arrive ! bougonne-t-il.