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— Encore des idées reçues, Patron ! Vous n’avez jamais lu Labiche ? Les Bérurier seront tellement fiers de vous avoir… dépanné.

— Eux, peut-être, mais moi pas. Et contre ça, toutes vos considérations philosophiques, toutes vos exhortations au réalisme, ne peuvent rien. Si j’accepte les soins de cette personne, je renoncerai aussitôt après à mes fonctions. Ou plutôt je les résilierai avant.

Nouveau silence. Il m’émeut le vieux bougre.

— Prenez patience, monsieur le directeur, peut-être y a-t-il un autre moyen. Les gens de la Couillognum’s organisation ont commencé de contacter certaines de leurs victimes pour leur proposer le salut moyennant finances.

Il bondit.

— Non ?

— Si. Donc, ils posséderaient l’antidote. Par conséquent je puis espérer mettre la main sur ce médicament miracle, ce qui vous épargnerait l’humiliation que nous venons d’évoquer.

Ses deux mains me sont tendues par-dessus les paperasses encombrant son bureau. J’y laisse tomber les deux miennes.

— San-Antonio ! déclare le Vieux. Ramenez-moi le salut, et vous aurez droit à ma reconnaissance forcenée jusqu’à mon dernier souffle.

— Je vais tâcher, dis-je. Il me reste encore un cas exceptionnel en Italie. En attendant, il faut alerter tous les contaminés pour leur annoncer qu’ils vont être contactés par l’Organisation. Voire pour leur demander s’ils l’ont déjà été. Dans l’affirmative, établir des souricières…

Le Boss secoue pauvrement la tête.

— Ils ne diront rien, mon cher ami, pas si bêtes… Ils auraient trop peur de faire échouer l’opération « salut » en parlant. Au contraire, ils joueront le jeu des autres scrupuleusement. À présent, c’est nous, gens du Z.O.B. qui sommes leurs ennemis. Je puis vous affirmer qu’un homme dans notre état n’a plus qu’une pensée : s’en sortir au plus vite ! Il ne se soucie pas d’aider la police. Non, croyez-en mon expérience, la seule issue valable, c’est votre dernier client. Ne ratez pas cette ultime occasion, mon petit. Oh non, ne la ratez pas !

Et il se signe.

Les stances de la marquise

Être ou ne pas être, voilà la question, commissaire. Vous, vous êtes.

Et vous êtes un homme bien. Quelqu’un de solide. J’aime votre anticonformisme. Tenez, le simple fait que vous acceptiez ma compagnie indique chez vous le garçon déterminé pour qui les contingences ne signifient pas grand-chose. Je me doute que pour un fringant policier, il n’est pas très amusant de balader une vieille dame, fasse-t-elle montre de quelque pittoresque comme c’est mon cas, parfois… Merci de vous récrier. J’aime que le mot « vieille » provoque une réaction chez mes interlocuteurs lorsque je l’emploie pour moi. À maintes reprises je me suis demandé pour quelle raison vous tolériez ma présence à vos côtés. J’ai fini par comprendre… À enquête exceptionnelle, moyens d’exception, n’est-ce pas ? Vous vous êtes dit que dans cette jungle sexuelle au sein de laquelle vous vous frayez un passage, la compagnie d’une spécialiste pourrait vous être utile. Petit prévoyant, va ! C’est bien, c’est probe, c’est de l’honnêteté morale, ça, mon cher garçon. Bravo ! Ah, que ne suis-je encore une offrande convenable, j’eusse aimé vous aimer. Non, ne souriez pas, vous êtes un homme à béguins. On doit vous adorer follement, pas longtemps, et puis vous laisser vous envoler pour avoir le discret et nostalgique plaisir de vous regretter toujours. Dans le fond, c’est cela le vrai amour : un regret lancinant. Un « manque »… Combien de femmes sont plus ou moins en manque de vous, de par le monde, beau polisson aux yeux violeurs ?

Si je vous disais : je suis troublée de me retrouver seule avec vous pour cette escapade en Italie. J’aimais la compagnie des solides Bérurier, notez. Ce couple a la santé de notre terre de France.

Tous deux sont fertiles comme la Beauce ou la Brie. Même leur sottise est française, donc de qualité. Mais enfin, ils ont l’amitié encombrante. Le con est exquis pour peu qu’il se taise. Eux parlent peut-être trop, oui, bien sûr… Pas toujours à tort, mais souvent à travers. Cela amuse, mais comme tout ce qui amuse, cela lasse vite.

Ainsi nous allons en catimini « opérer » la dernière victime-pas-comme-les-autres ? Un Italien ? Merveilleux. C’est pourquoi vous vous êtes travesti en curé, San-Antonio ? Là-bas, les prêtres passent aussi inaperçus que jadis les catins rue de Provence. Et moi je suis votre servante ? Non ? Votre gouvernante ? Merci pour la promotion, et voyez comme la rigueur me sied. Dans cette robe noire, stricte, j’avoue mon âge, mais il me va bien. Il est bon de se réintégrer de temps à autre, pour se mettre à l’abri des harassantes tricheries quotidiennes. Suis-je austère ? Non, quand même. Grave, n’est-ce pas ? Juste ce qu’il faut, dites-vous ? Ma coiffure tirée, mon absence de maquillage, mes rides qui se laissent aller, ce ruban noir à mon cou modifient totalement mon apparence, ne trouvez-vous pas ? J’ai enfin l’air de ce que je devrais être : de la marquise de la Lune.

Donc, avec le dernier… numéro vous comptez opérer différemment.

Seulement le surveiller ? Lier connaissance discrètement, sans lui révéler qui vous êtes et voir venir ? Très fort. La chose sera d’autant plus aisée qu’il vit à l’hôtel actuellement, faisant en compagnie de sa femme une cure à Abano. Rien ne facilite autant la création de relations nouvelles que la vie de palace. Les gens y sont si désœuvrés, si avides d’autres gens. On s’y observe. On y joue la comédie du maintien. C’est bouffe. Cela sue l’ennui doré, le temps qui passe mal par la taille de guêpe du sablier… Ça n’est pas désagréable, de temps à autre, notez bien. Pour moi, en tout cas, qui ai connu les grands hôtels rococos à l’époque où ils étaient modernes. Un bain dans le passé est toujours reposant. Valses lentes, glaces à trumeau, lambris dorés. Et cela en compagnie d’un beau gosse… N’importe qu’il soit habillé en prêtre. Savez-vous que vous faites florentin dans cette soutane ? On dirait un jeune Monsignore qu’on subodore papable.

Vous me rappelez mes Mussipontains. Je ne vous ai pas parlé d’eux ? Des gens impayables. Ils viennent chez moi tous les quinze jours : le samedi, sauf empêchement de la nature pour madame.

Car il s’agit d’un couple de quadragénaires bourgeois. Ils constituent l’aubaine de mes habitués assidus. Il y a presse à la maison, deux fois par mois. Ma Mussipontaine est une insatiable. Jamais on ne vit femme plus acharnée à la chose, plus vorace de l’homme, plus impétueuse. Un cas pathologique, mon bon. Une maladie. Elle se prodigue follement, parvenant à s’intéresser à quatre ou cinq messieurs simultanément, pour le plus grand plaisir de son mari qui contemple, attendri, la performance, un peu comme les parents de Mlle Mireille Mathieu doivent regarder leur fille à la télévision. Je soupçonne cette dame de n’être pas heureuse, comme toutes les femmes inassouvies. Et celle-là ne s’assouvira jamais, malgré sa furia ! Ou peut-être à cause d’elle. À chacune de ses visites, elle comble d’aise une vingtaine de gaillards dans un grand tumulte. Conformiste, elle met des bas noirs et garde un porte-jarretelles en dentelle comme on n’en trouve même plus au musée de l’habillement ou dans les magasins de sous-vêtements les plus vétustes de Pont-à-Mousson. Vous voyez d’ici le phénomène ? Le couple arrive le matin, frétillant, guilleret, plein d’appétit et se retire à l’heure du déjeuner la tête basse, tel un incurable qui sort de l’hôpital pour s’en aller mourir chez lui.