Un jour que la chère petite repartait avec ses jambes flasques et son désenchantement, elle me glissa à l’oreille :
— Soyez gentille, pour la prochaine fois, trouvez-moi un curé !
Sur le moment, la requête ne me parut pas excessive, car ce n’est pas trahir le secret de mon ministère que de vous dire que le clergé fréquente chez moi ; discrètement, certes, mais assidûment. Je crois d’ailleurs que des ecclésiastiques durent figurer parmi les messieurs que ma Mussipontaine consomme chaque quinzaine, sans qu’elle le sût, bien entendu.
Seulement, la polissonne compliqua ma besogne en ajoutant :
— Bien entendu, je le veux en soutane.
Rétrograde, vous dis-je. Obnubilée par l’habit, jugeant que celui-ci fait le moine.
En soutane ! À une époque où le Vatican a défroqué ses serviteurs ! Néanmoins, mon rôle consistant à promettre… la lune à ceux que le soleil importune, je lui jurai qu’elle aurait son abbé. Seigneur ! Quelle mauvaise quinzaine j’ai passée là ! Naturellement, les vrais curés se récusèrent.
Restait la solution d’en « fabriquer » un pour la circonstance. C’est alors que je mesurai à quel point les hommes ont le respect de la religion, de toutes les religions. Aucun de mes vieux habitués ne consentit à passer une soutane pour batifoler. Ils voulaient bien s’habiller en femme, en gendarme, en arlequin, en officier même, mais je n’en trouvai pas un seul qui acceptât de passer une soutane. Qu’ils fussent athées, francs-maçons, juifs, voire catholiques, ils se mettaient à tirer leur nez dès que je leur proposais ce rôle. Les jours passaient, ma fièvre montait. Je crois vous l’avoir signalé déjà, je déteste décevoir. Cette charmante femme qui tenait à faire l’amour en latin et à liquider certains complexes datant de la première communion, je présume, hantait mes nuits. Je multipliais mes appels. L’idée de passer une annonce dans le Figaro m’effleura même, je l’avoue. Mais comment la libeller sans soulever l’indignation des vertueux de service ? Je fis flèche de tout bois. Lorsqu’on est en panne de domestique, on remue ciel et terre pour trouver « quelqu’un ». L’Espagnole la plus suiffeuse, la Portugaise la plus bornée est un mirage doré vers quoi vous tendez les bras. La veille du samedi fatidique, enfin, je dénichai l’oiseau rare.
En réalité il n’avait rien de rare. Sauf le fait qu’il acceptait de faire l’amour en soutane. Il s’agissait du commis de mon plombier. Chez nous, le plombier est un auxiliaire précieux dont la contribution au parfait fonctionnement de notre maison est importante. Outre que je paie le mien grassement, je luis consens, à lui et à ses aides, un certain droit de cuissage gratis. Sans un parfait sanitaire nous périclitons, ne l’oubliez pas. Aussi est-il juste que ce magicien de la tuyauterie ait la primeur de ses réalisations. Un maître queux goûte ses sauces, non ? Bref, mon champion de la clé anglaise venait d’engager un grand diable à mine pâle et au regard soucieux qui me parut apte à entrer dans les ordres l’espace d’une matinée. D’autant qu’on ne lui demandait pas de dire la messe. L’instinct me poussant, je lui proposai la chose et il accepta assez volontiers.
Vêtu comme vous l’êtes il paraissait plus vrai que nature. Ah ! Dieu, le beau curé qu’il aurait fait. Il ressemblait à ces prêtres combatifs qui ont la foi et veulent l’imposer.
Nous allons atterrir à Venise, assure l’hôtesse ? Bien, bien, j’attache ma ceinture et je gaze. Imaginez-vous donc que mes Mussipontains surviennent comme à l’accoutumée. Je leur présente mon faux curé. La dame est aux anges, si j’ose dire. Au début les relations sont empreintes d’un certain respect, mais très vite elle fait joujou avec la soutane. S’escrime en minaudant sur les boutons (maintenant les soutanes sont à fermeture Éclair, mais j’en avais déniché une vraie). Elle piaillait comme une basse-cour. Son ravissement faisait chaud à voir et à entendre. Moi, derrière ma glace sans tain, je bichais comme une reine mère. « Enfin, me disais-je, cette pauvre petite va peut-être accéder à un paroxysme, connaître un aboutissement, se délivrer de ses phantasmes ». Et j’attendais, me retenant de prier pour la réussite de l’expérience car, vu la situation, ma prière aurait paru indécente, en très haut lieu !
La brave fille précise ses « agaceries ». D’autres partenaires arrivent, les routiniers devenus presque intimes avec le couple, car rien ne crée plus un courant de sympathie entre les êtres que lorsqu’ils font l’amour ensemble. L’atmosphère se chauffe.
Et soudain, voilà qu’il se passe quelque chose, San-Antonio… Mon curé s’arrache aux étreintes. Il se lève, rajuste sa soutane. Il a le front plissé, le regard intense, la bouche marquée par l’accent circonflexe du mépris.
— Honte ! Honte ! Honte à vous tous ! s’écrie-t-il. Vous n’êtes que des pourceaux ! Vous sombrez dans la confusion la plus noire ! Vous roulez dans les abîmes du péché ! Vous assassinez votre dignité humaine ! Ouvrez les yeux, misérables animaux en chaleur, et prenez conscience de l’horreur de votre condition !
Vous réalisez ma stupeur ?
Un plombier !
– À genoux ! glapissait-il. Vous allez prier le Seigneur, implorer son pardon ! Lui demander la force de résister désormais aux tentations honteuses. Sa bonté est infinie, peut-être vous accordera-t-il la force de lutter contre vos bas instincts. Commençons par réciter ensemble un Notre Père !
Et le voilà qui entonne un Notre Père, comme le cher de Gaulle, jadis entonnait la Marseillaise sur les champs de foire. Houspillant du pied et du genou les récalcitrants, les timorés. Forçant chacun à se recueillir, à s’unir à sa ferveur. Et ils se sont mis à prier, tous, à poil dans ma chambre de gala, éberlués, bien sûr, mais sincères, je crois. Domptés par ce garçon farouche ; éclairés par sa foi irradiante.
Bien entendu, par la suite, je n’ai plus revu personne, pas plus mes Mussipontains que les autres. J’étais tombée sur un prêtre-ouvrier, mon pauvre ami. Vous imaginez cela ?
Non, de grâce, ne riez pas. Notre métier comporte des moments bien critiques. Jésus ! regardez par le hublot combien c’est beau, Venise, vu du ciel. Paul Morand a raison : on dirait un nénuphar.
Ainsi parla la Marquise.
PÉRIODE ITALIENNE
P comme pétasse
Avez-vous pris en considération une chose des plus singulières, mon tendre abbé ? me demande Mme de la Lune, tandis que nous dégustons des spaghettis à la vongola dans la vaste salle à manger de l’hôtel del Piccione Viaggiatore.
— De quoi s’agit-il, mère ?
Car, en fin de compte, nous avons décidé que la marquise serait ma mère que j’accompagne à sa cure. C’est elle qui l’a voulu ainsi. Galant comme vous me savez, je n’allais certes pas proposer cet emploi vieillissant à une personne coquette de tempérament.
— Tous ces bonshommes que l’Organisation a frappés sont des originaux, pour ne pas user d’un terme plus péjoratif, déclare ma fausse (heureusement) mère. Qu’il s’agisse du bon général Mac Heuflask ou de Van Danlesvoyl, de Von Dârtischau-Klamar qui tient la palme à mon avis, au pauvre cher Oskar Hamboler, nous nous trouvons en présence d’individus exaltés ou qui du moins ne mènent pas la vie de tout le monde. Mais voyez-vous, Antoine, vous permettez que je vous appelle Antoine, n’est-ce pas ? je crois bien que le signor Qualebellacoda[45] échappe à la règle.
La pertinente femme !
Exactement ce que j’étais en train de penser en louchant sur la table de notre « client » transalpin (qui ne transalpine plus). Il a quelque chose de De Sicca, en plus jeune, en plus frétillant, en un peu gommeux. Un beau visage romain aux lignes pures. Un regard velouté, qui erre à l’abri de sourcils touffus. Quarante-cinq berges environ ? Peut-être la cinquantaine ? mais tellement bien ratissée, sarclée, tirée au cordeau qu’il parvient à se sucrer quelques saisons du pedigree, Rafaello Qualebellacoda. Le cheveu est noir brillant, la moustache à la Adolphe Menjou semble dessinée à l’encre de Chine. La bouche est spirituelle, gourmande, gourmandante[46]. Les favoris descendent bas et — à tort ou arraison[47] — s’abstiennent de grisonner du bout, comme c’est généralement le cas chez les génaires. Il a le geste ample et élégant, une nonchalance preste, un sourire qui a dû faire des ravages et une voix pareille à de la mandoline au service de Vivaldi ; deux autres personnes occupent sa table : une tarderie opulente et velue, couverte de brillances et de scintillances, qu’on devine être sa femme et une jeune fille au maintien sévère ; cheveux tirés, grosses lunettes d’écaille, absence de maquillage, qu’on suppose ne pas être sa fille. La mère Qualebellacoda a quelque chose de Berthe Bérurier. En moins vulgaire et en plus clinquant à la fois. C’est une Berthaga italoche, riche, sûre d’elle, tyrannique, qui parle haut pour être bien entendue de tout le monde. Elle est débordante de poils noirs et tire-bouchonnés qui lui jaillissent d’un peu partout. Le jour qu’elle se fera épiler, Mémère, faudra louer une faucheuse mécanique. Ça lui déborde du décolleté, de sous les bras, des oreilles, du cou. Ça lui capitonne les jambons. Elle en a même sur les doigts, ce qu’est rare chez une dame dont la profession n’est pas en relation avec la Foire du Trône. L’esthéticienne qui lui a enseigné à se maquiller a dû faire ses études dans une fabrique de poupées russes, si on en juge aux deux taches de vermillon, parfaitement rondes, qui embrasent ses joues flasques et à la grosse pensée violine posée sur ses lèvres de pâtophage.
45
Comment auriez-vous souhaité que je l’appelle, hmm ? Allons voyons… J’ai des traditions à respecter, moi, mes petits. Ce que je fais n’a l’air de rien, mais c’est tout de même un métier.